LE « PERE LA PECHE » ET « LE MILLIONNAIRE »

DE PETITS MARCHANDS PARISIENS DEVENUS RICHES

Charles VIRMAITRE (1835-1903), dans son livre Paris oublié, paru chez Emile Dentu en 1886, évoque des lieux, des épisodes et des personnages pittoresques de Paris. C’est ainsi qu’au chapitre XI il dresse le portrait de deux petits marchands ambulants, l’un de pain d’épice, l’autre de brioches et petits pains : le Père la Pêche (p. 249-251) et leMillionnaire (p. 251-252).

« Le Père la Pêche est devenu un gros propriétaire, il est châtelain aux environs de Corbeil.
Certainement, tous ceux qui l’ont vu ne pouvaient se douter qu’un semblable métier le conduirait à la fortune.
Il avait une voiture exactement comme celle des marchandes des quatre-saisons, tapissée d’une toile cirée, sur laquelle étaient entassés de petits morceaux de pain d’épice, ressemblant à des pavés en miniature ; il n’avait pas de places attitrées ; on le rencontrait à tous les coins de Paris, tantôt à Belleville, tantôt à Montparnasse, surtout les dimanches, quand la foule affluait.

Les moutards guettaient son arrivée ; sa place choisie, il enlevait les brancards de sa voiture, qui prenait l’aspect d’une boutique ; aussitôt les petits l’entouraient en criant : Vive papa ! vive papa : Alors il prenait une canne à pêche, il y attachait une ficelle et en guise d’amorce, il plaçait au bout de la ficelle un petit pavé ; le Père la Pêche, sa ligne d’une main, une baguette de l’autre, pour mettre à la raison les plus gourmands, commandait à tous de mettre la main sous la blouse.

Il promenait sa ligne devant les enfants, qui ouvraient des bouches larges comme des fours pour saisir le bienheureux morceau de pain d’épice. Il arrivait souvent que plusieurs le happaient au passage, alors, d’un coup sec, il le dégageait, non sans qu’il eut été sucé. La lutte se concentrait parfois entre les deux plus intrépides, qui suçaient tour à tour le morceau tant convoité ; ils se heurtaient le nez, le front, mais rien ne les décourageait.

Pendant cet exercice, il leur faisait la morale : – Ce n’est pas bien de sucer le nez de son voisin. – Il faut être patient pour arriver à posséder.  – Sucez chacun votre tour, cela vous apprendra la fraternité.

De temps en temps, un gamin profitait de son inattention pour sortir la main du rang et chipper un morceau ; mais le Père la Pêche aussitôt tapait avec sa baguette sur les doigts de l’audacieux. Nouvelle morale :  – Monsieur, vous avez de mauvais instincts. – Il faut respecter le bien d’autrui. – La gourmandise, c’est la première étape du vol.

Enfin, il offrait ses cornets tout préparés pour le prix modique d’un sou.
Il avait bien raison de dire que la patience mène à la fortune !

Vers sept heures du matin, du faubourg Saint-Martin à la Bastille, on entendait retentir le son d’une grosse cloche, et l’écho répétait ce cri : J’vais m’en allais ! j’vais m’en allais !
C’était le Millionnaire. Invariablement, été comme hiver, coiffé d’un chapeau haut de forme, vêtu d’une redingote noire, un lambeau de toile bleue lui ceignait la taille, remplissant l’office de tablier, chaussé de sabots rouges comme ceux que portent les garçons bouchers, il traînait une voiture tenu par une gigantesque main de carton au-dessous de laquelle étaient écrits ces mots : Rassis toujours frais.

Sa voiture était remplie d’une quantité de brioches, de pains au beurre, de cornes et de petits pains de toute nature, gruau, seigle, etc., etc., tout fumants et abrités par une couverture de laine qui conservait la chaleur.

 

Voici l’explication de ces deux expressions : Rassis toujours frais, qui paraissent la négation l’une de l’autre.
Le Millionnaire, ancien garçon boulanger, avait remarqué que les boulangers qui fournissaient les petits pains aux restaurateurs les leur reprenaient le lendemain, s’ils ne les avaient pas écoulés ; ils subissaient ainsi une certaine perte, ne pouvant les vendre que pour parfaire le poids du gros pain. C’étaient des rassis, et la pratique ne veut que du tendre.

Il passa des marchés avec les boulangers, à qui il racheta les stocks de petits pains invendus à un prix très inférieur, puis il fit établir des fours spéciaux dans lesquels, le lendemain, il travaillait les rassis, qui devenaient frais.
Il gagna une énorme fortune ; il avait trois maisons sur le pavé de Paris, mais n’abandonnait pas pour cela le métier qui l’avait enrichi.
Il mourut d’une attaque d’apoplexie en criant : J’vais m’en allais ! Cette fois, il s’en allait pour tout de bon. »

Laurent Bastard

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