Panser les rituels par Nicolas Adell

Nous venons aujourd’hui vous présenter des extraits d’une étude intitulée Panser les rituels de Nicolas Adell, Maître de conférences en anthropologie à l’Université de Toulouse – Jean Jaurès, titulaire d’un doctorat de l’EHESS en anthropologie sociale et historique de l’Europe. Nicolas Adell porte depuis de nombreuses années un interet tout particulier aux compagnonnages et est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications à ce sujet.

Nous avons sélectionné les passages concernant  exclusivement la fondation de notre Société , celle des Compagnons boulangers et pâtissiers RFAD en 2011 et la fondation de notre Devoir en 1811 selon le légendaire corporative.
Cette étude a été publié dans la revue en ligne www.ethnographiques.org , numéro 33 dont Nicolas Adell est membre du Comité de direction.
Nous tenons à remercier Nicolas Adell pour ces travaux et pour avoir à plusieurs reprises sité le CREBESC en source d’information.

Nous nous devons de signaler également que Nicolas Adell fut le Maître d’Oeuvre de l’inscription du compagnonnage au Patrimoine Culturel Immatériel de L’UNESCO.
Par trois fois merci.
Laurent Bourcier, Picard la Fidélité.

 

Panser les rituels.
Parcours de rituels secrets dans l’espace public

Résumé

À partir du cas de communautés initiatiques d’artisans en France et d’un type singulier de situation – la révélation du secret à un public de non-initiés et non destinés à l’être –, cet article examine les différentes mobilisations réflexives des acteurs qui cherchent à soigner le rituel blessé. Après une présentation des contours de la réflexivité initiatique ordinaire en contexte compagnonnique, quatre cas de figure, qui donnent lieu à une réflexivité extraordinaire, sont présentés. Enfin, en dépit de la grande diversité des effets de chacune de ces révélations, un principe général est dégagé : celui de la « fragilité initiatique » et de son rôle pour garantir l’efficacité du rituel dans un régime d’incertitude et d’imprévisibilité des comportements individuels.

Sommaire

  • Introduction : boulangers en colère
  • Réflexivité ordinaire macro : faire passer à l’âge d’homme
  • Réflexivité ordinaire micro : le livre a disparu !
  • Réflexivité extraordinaire : quatre manières de guérir le rituel blessé
    • Les traîtres 1 : du mépris à l’amputation
    • Les traîtres 2 : le rituel qui soigne le rituel
    • La révélation juste : le mal par le mal
    • La révélation altruiste : trahir pour diffuser l’esprit du compagnonnage
  • Conclusion : la fragilité initiatique

Introduction : boulangers en colère

Dans les maisons de notre Tour de France actuel [1], la vie en communauté se détériore et tue dans l’œuf toute espérance de faire évoluer l’esprit de nos jeunes dans le respect de la règle [2] des Compagnons. Les jeunes de l’extérieur venant en stage, nous disent franchement qu’ils n’ont que faire de cette règle et qu’ils ne s’y plieront pas. Dans ces conditions, ces jeunes nuisent gravement à la vie en communauté et nous constatons tous les jours de graves dérives. Nos Compagnons itinérants ou formateurs [3] ne sont plus considérés, ni respectés. Espérer former les jeunes en les aidant à respecter nos vertus dans ces conditions, relève de l’utopie et aucun parent responsable ne ferait cela. Les équipes d’accompagnement, les référents [4] ne sont que des pansements créés pour cacher les plaies qui détruisent notre formation compagnonnique. Nous ne supportons plus le port de nos couleurs [5] par des stagiaires qui ne sont même plus des itinérants, souvent adoptés sans l’avis de la corporation [6]. Ils sont initiés, spectateurs, par l’adoption-vidéo sans avoir besoin de montrer leur détermination d’entrer dans le Compagnonnage. Nous ne voulons pas de ces tests rituels effectués au niveau régional [7] et qui d’un coup de baguette magique deviennent décisions d’assises. Nous ne voulons pas de réforme de notre Réception [8] en collaboration avec l’Institut de la Transmission [9]. Sous le prétexte qu’elle est incomprise par la jeunesse, cet argument est faux, il ne cherche qu’à couvrir l’ignorance de ceux qui sont censés représenter la connaissance.
La présence importante de personnes extérieures dans les prises de décision dénature notre compagnonnage. Les délégués régionaux supplantent le pouvoir des Provinciaux élus [10]. D’autres salariés ayant des postes créés au sein de notre corporation décident de ses orientations sans consultation préalable.
(Extrait du manifeste de compagnons boulangers et pâtissiers « Restés Fidèles au Devoir », 2011).

Ce texte de contestation annonce et justifie dans le même mouvement d’humeur une scission, celle d’une large partie des compagnons boulangers et pâtissiers vis-à-vis du groupement qui les avaient intégrés jusqu’en 2011, l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France (plus simplement l’Association Ouvrière dans la suite de l’article). Un tel conflit, aboutissant à une restructuration du paysage compagnonnique (puisqu’une nouvelle société compagnonnique est alors créée : les Compagnons Boulangers et Pâtissiers Restés Fidèles au Devoir [11]), n’a rien d’exceptionnel chez les compagnons. Ce type de situation a même quelque chose de récurrent depuis le début du XIXe siècle, motivé par des conflits d’interprétation de ce qu’est le « vrai » compagnonnage, par des questions de préséance, par des querelles d’authenticité, par des désirs de reconnaissance ou de singularisation, parfois par des différends politiques ou religieux, plusieurs de ces motifs trouvant dans un grand nombre de cas à se superposer (Coornaërt, 1966  ; Truant, 1994  ; Adell, 2008a). Ce qui est moins habituel, en revanche, c’est le caractère global de la remise en question du système, qui traduirait une crise générale de l’adhésion à la formule compagnonnique, et de l’un de ses pivots, celui qui doit justement finir de consolider l’adhésion, à savoir le dispositif initiatique signalé par ces deux moments principaux que sont l’« Adoption » (qui permet au « stagiaire » d’accéder au statut d’« aspirant » et de faire le Tour de France, ce qui en fait un « itinérant ») et la « Réception » (qui fait le « compagnon »). Que soulignent en effet les boulangers « restés fidèles au Devoir » ? Un constat général, partagé par une grande majorité de compagnons, concernant la disjonction forte entre les « jeunes » d’aujourd’hui et « la règle des Compagnons ». Mais leurs griefs portent plus précisément sur les moyens mis en œuvre pour tâcher de réduire cet écart entre la formule compagnonnique et la « vie moderne », notamment la transformation des rituels, la vulgarisation des emblèmes (les « couleurs ») normalement décernés à ceux qui en ont franchi les épreuves et l’immixtion de profanes (les « personnes extérieures ») dans ces transformations.

Le blason des Compagnons boulangers et pâtissiers « restés fidèles au Devoir »

Cette crispation des boulangers révèle un écheveau de problèmes entrecroisés qui touchent aux rapports de pouvoir et à l’exercice de l’autorité dans la sphère compagnonnique, à l’adaptabilité du système et de ses principes de vie collective et de transmission des savoirs au début du XXIe siècle, et à l’opération initiatique dans un monde qui a séparé les fonctions et les sphères d’action de la pédagogie et de l’initiation dans l’ordre de la transmission des savoirs et des rôles sociaux.
Ces problèmes généraux posent des questions concrètes que les boulangers ne se donnent pas ici la peine d’expliciter mais qui se lisent en filigrane. Qui est compétent pour décider de l’organisation ou de la transformation d’un rituel ? Car la question n’est clairement pas : « Faut-il ou peut-on transformer le rituel ? » Ces évolutions et adaptations faisant partie de l’exercice même de la réflexivité compagnonnique sur le rituel qui est très ancienne. Ou encore, quelle est la place de l’initiation dans un réseau d’acteurs composés non seulement des candidats à l’initiation, des initiateurs et des non-initiés (selon le repérage désormais classique de Michael Houseman, 2012 : 30) mais également d’une catégorie de personnes profanes qui peuvent être prises à partie pour « évaluer » le rituel et que les compagnons peuvent tantôt qualifier positivement de « renards éclairés », tantôt, comme ici les boulangers, de manière plus faussement neutre de « personnes extérieures » ? En quoi consiste exactement l’opération initiatique ? Quel est le degré minimal de participation qui doit être exigé des candidats ? Et qu’est-ce que « participer » au rituel pour un candidat puisqu’apparemment en être le « spectateur » est insuffisant pour « montrer [sa] détermination d’entrer dans le Compagnonnage » ?
C’est d’ailleurs la question du dosage de la dimension « pédagogique » dans l’initiation qui est à l’origine de la fronde des boulangers. Elle a pris corps de façon assez inédite avec la proposition faite (depuis l’exécutif central et national de l’Association Ouvrière) d’introduire la vidéo dans le cadre du premier moment initiatique, l’Adoption. Jamais l’idée du « spectacle initiatique », corrélée à celle de la « passivité » supposée des récipiendaires dans cette nouvelle situation, ne s’était manifestée sous un tel jour. Jamais, en contrepoint, la réflexion sur la nature de l’opération initiatique n’avait été aussi explicite. Cette situation inédite voit ainsi se télescoper deux formes de la réflexivité compagnonnique dans ce contexte que je présenterai de manière successive. D’une part, une réflexivité ordinaire qui a pour fonction de garantir l’efficacité initiatique et qui peut se manifester tout à la fois dans le moment même du rituel (généralement, les acteurs ajustent leurs actions pour concourir, ensemble, à la réussite du processus : le candidat joue son rôle de candidat et l’initiateur son rôle d’initiateur), dans sa préparation et dans une multitude de moments très variés qui peuvent concerner la révision du script, son adaptation nécessaire, etc. D’autre part, on observe également, en quelques occasions exceptionnelles, une réflexivité extraordinaire, qui ne traduit pas le souci de maximiser l’efficacité initiatique mais simplement de la garantir dans des cas où le rituel est menacé et fragilisé, quand, par exemple, le secret qui l’entoure est dévoilé. C’est en particulier à l’identification et à l’analyse de quelques-uns de ces moments exceptionnels, qui affleurent dans le manifeste des boulangers (que les « personnes extérieures » s’impliquent dans la transformation du rituel, n’est-ce pas le signe d’un secret éventé ?), que je consacrerai l’essentiel de mon propos qui cherchera ainsi à mettre en évidence un phénomène souvent inaperçu : la réflexivité est un moyen de préserver la fragilité de l’institution initiatique, non de la supprimer ; panser et non guérir le rituel [12].

Réflexivité ordinaire macro : faire passer à l’âge d’homme

Les compagnons du Tour de France forment aujourd’hui un ensemble complexe d’une demi-douzaine de groupements de taille très inégale allant de quelques dizaines (pour la Société des Compagnons Selliers, Tapissiers, Maroquiniers, Cordonniers-Bottiers du Tour de France ; les Compagnons Boulangers, Pâtissiers Restés Fidèles au Devoir ; ou l’Association de Compagnons Passants Tailleurs de Pierre dite « l’Alternative ») à plusieurs milliers de membres (pour l’Union Compagnonnique des Devoirs Unis ; la Fédération Compagnonnique des Métiers du Bâtiment et autres activités ; ou l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France). Selon ce que l’on met derrière la qualité de « membre », le paysage compagnonnique compte aujourd’hui entre 8 000 et 40 000 individus. Car, aux côtés de ceux qui portent, à vie, le titre de compagnon (environ 8 000 individus aujourd’hui), l’on trouve des personnes de statuts très différents, depuis le stagiaire qui est souvent en formation initiale pour apprendre un métier de l’artisanat jusqu’à l’itinérant qui poursuit sa formation sur le Tour de France. Sans compter un personnel « profane » d’accompagnement et d’encadrement qui assure le bon fonctionnement des maisons sous l’autorité de compagnons responsables (qui prennent des titres différents selon les groupements : « premier en ville », « prévôt », etc.) et d’un personnage essentiel : la « Mère », qui fait l’objet d’une initiation particulière mais que l’on ne trouve pas dans toutes les maisons du Tour de France.
Former ou perfectionner des jeunes dans la maîtrise d’un métier artisanal – que les compagnons entendent comme un ensemble d’activités et de gestes qui permettent la transformation à la main de la matière en vue de la création de produits singuliers ou d’éléments spécifiques d’un ensemble bâti – telle est la mission générale de tous les compagnonnages au-delà de la diversité de ses formes de réalisation. Cette fonction sociale de l’institution compagnonnique s’est progressivement mise en place entre la fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle, à des rythmes différents selon les corps de métier [13]. Elle s’est appuyée tout particulièrement sur le développement d’un canevas rituel d’accompagnement de l’individu pour son entrée à la fois dans la communauté compagnonnique, dans le métier et dans l’âge d’homme. Ce système initiatique s’est stabilisé, selon les corps de métier et selon les sensibilités compagnonniques (les « Devoirs » dans la terminologie des compagnons), entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle.
S’il n’est pas le lieu ici de revenir sur l’histoire de cette transformation profonde de la formule compagnonnique à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, il est important, pour les développements qui suivront, d’indiquer la nature de cette mutation. En effet, le profil du compagnonnage « ancien » était davantage celui d’une jeunesse d’Ancien Régime que celui d’une structure d’encadrement pédagogique et initiatique. Le compagnonnage correspondait ainsi à un temps spécifique (singularisé par des moments collectifs, les lieux investis, les types de comportement valorisés, etc.) pour « faire la jeunesse » (et en finir avec elle), pour exercer son esprit (critique, parodique, ironique, etc.), notamment par le biais de rituels, en particulier celui qui faisait passer au statut de compagnon, la Réception, qui était une occasion de parodier le baptême, de blasphémer pour devenir quelqu’un. Mais, en dépit des condamnations de la Sorbonne au milieu du XVIIe siècle, suivie par plusieurs Parlements de province (lire notamment le dossier breton présenté par Thierry Hamon, 1999), qui dénoncent ces pratiques comme des « profanations des mystères les plus sacrés de notre Religion », les compagnons ont maintenu, avec une discrétion renforcée, ces rituels. Ils s’inscrivaient dans un ordre coutumier de la critique contrôlée par un cadrage (le temps du rite) et par l’assurance que les acteurs du désordre et de l’impiété deviendraient quelques années plus tard les gardiens de l’ordre. Car n’est-ce pas dans l’application à détourner le sens des mots et des gestes, que l’on se saisit le mieux, en négatif, des limites de l’« acceptable » (Adell, 2014a, 2014b) ? La relecture du sacrement du baptême, y compris de façon parodique et « impie », n’en reste pas moins une lecture. L’attention prêtée à l’inversion de ses détails et l’effet de gravité recherché indiquent une connaissance fine non seulement du rituel, mais également des actes les plus « sacrilèges » (prêter serment, tourner en dérision les gestes et la personne de l’officiant), fautes les plus graves qui accroissent le prestige du rite.
Difficile pourtant à ce stade de déterminer le niveau de réflexivité des compagnons. Sans doute, la comédie de l’initiation qui se jouait dans le rituel de Réception ne se faisait pas sans penser à « l’original » du baptême, tout à la fois au moment du rite mais aussi, probablement, dans les occasions régulières de vivre le baptême que l’on voyait certainement avec un œil différent après avoir vécu sa « parodie ». Reste que les sources sont trop peu nombreuses et surtout trop lacunaires pour identifier le type de « retour » que ces jeux d’échos pouvaient avoir concrètement sur les actes et sur les évaluations que les individus pouvaient en faire en situation parodique ou ordinaire.
En revanche, on peut établir les incidences plus générales de l’exercice de la pensée des compagnons sur leurs actions à un autre niveau. On observe en effet que, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’organisation compagnonnique se transforme et semble prendre avec davantage de sérieux à la fois sa mission générale [14] et ses usages particuliers dont les rituels font partie. Ce qui était une parodie du baptême, accomplie peut-être sans trop y réfléchir puisque l’on avait puisé finalement dans le stock initiatique le plus à portée de main, est devenu « grave » (au sens d’une faute grave) avant d’être chargée de cette aura supplémentaire de gravité et de sérieux qui sera désormais sciemment recherchée et cessera d’être un simple effet de désignation externe, celle des accusations en Sorbonne, qui avait sans doute fait office de déclencheur.
Cela se traduit par une intense période d’activité intellectuelle, qui se tient au tournant des XVIIIe et XIXe siècles et en grande partie sous l’effet de la recomposition forcée de l’organisation du travail due à la Révolution française (notamment, la loi Le Chapelier de 1791 supprimant les corporations [15]), concernant la fabrication de la singularité compagnonnique corrélée à la transformation profonde des rites. On cherche à les complexifier (« nos rituels ne sont pas assez compliqués » se plaint un compagnon tanneur dans les années 1830 ; Adell, 2008a : 175) pour que le mystère s’épaississe (la question du secret devient de plus en plus centrale [16]), pour que la compréhension ne soit pas immédiate et qu’un travail que je qualifie de réflexif (car le sens est perdu, qui oblige à le retrouver, à l’inventer, etc.) soit nécessaire. Ce travail devient clairement, en lui-même, une épreuve à l’intérieur de la performance rituelle, mais aussi dans son environnement direct par l’angoisse qu’il suscite dans les semaines qui précèdent ce moment et que les compagnons indiquent dans leurs récits, ou par l’effort d’explicitation qui a lieu, dans plusieurs corps de métier, en aval du rituel pour que le nouvel initié comprenne le « bon » sens des gestes, des mots, des moments qu’il a vécus.

Pour les paragraphes suivants:

  • Réflexivité ordinaire micro : le livre a disparu !
  • Réflexivité extraordinaire : quatre manières de guérir le rituel blessé
    • Les traîtres 1 : du mépris à l’amputation
    • Les traîtres 2 : le rituel qui soigne le rituel
    • La révélation juste : le mal par le mal

voir: www.ethnographiques.org/Adell_Nicolas

La révélation altruiste : trahir pour diffuser l’esprit du compagnonnage

Pourtant, et sans minimiser le caractère unique et extraordinaire des conditions et des formes de ce dernier dévoilement dans la remise des rituels par les compagnons à l’équipe du maréchal Pétain, il n’était pas sans évoquer d’autres révélations qui étaient également pensées comme « justes », « nécessaires », « réparatrices ». Des révélations altruistes en somme qui se donnent explicitement pour objectif de servir « l’esprit du compagnonnage », de l’adapter et de le diffuser. Répétées, elles n’en demeurent pas moins évaluées à chaque fois comme singulières et inappropriées, nécessaires pour une minorité et intolérables pour la plupart. Jugements contradictoires dus au fait que ces révélations décrochent du dévoilement ordinaire tel qu’il est mis en œuvre dans le rituel lui-même et qui participe à la reproduction organisée du corps dans le temps du « compagnonnage normal » (comme il y a, pour Thomas Kuhn, de la « science normale »). Là où la révélation du secret fait partie de l’opération initiatique et fait passer de l’ignorance d’un secret « tu » à la manipulation d’un secret « exhibé » (Houseman, 2012 : 36-44), la révélation est « normale ». Ce qui n’est pas le cas, pour les compagnons y compris ceux qui sont les acteurs du dévoilement, des moments dont il est ici question.
Les révélations altruistes témoignent de moments extraordinaires de « trahison » d’un certain type, mais suffisamment répétés et en quelque sorte prévisibles pour qu’une logique de traitement relativement systématique soit élaborée, tout en restant dans une dynamique du singulier et de l’exceptionnel pour que rien ne soit mis en place pour les cadrer en amont. De quoi s’agit-il ?
À mesure que le compagnonnage grandit et se structure au XIXe siècle, on prend conscience qu’il n’y a que quelques corps de métier qui bénéficient de la seule révélation légitime car originelle, celle qui vient « directement » des fondateurs légendaires du compagnonnage dont les figures se fixent au début du XIXe siècle : le roi Salomon, le père Soubise et maître Jacques. « L’originel » devient alors, dans la première moitié du XIXe siècle, un critère d’évaluation du rite de plus en plus important : il faut que le rite soit « égyptien », « du temps de Salomon », que son support soit écrit en « caractères hiéroglyphiques », etc. : la référence à l’Antiquité ou au Moyen Âge a valeur d’attestation. La proximité avec les fondateurs est alors essentielle et détermine des ordres de préséance dont on discute le détail : qui des charpentiers ou des tailleurs de pierre pour l’emporter en ancienneté ? quelle date de fondation retenir ? Les corps de métier les plus fournis – charpentiers, tailleurs de pierre, menuisiers-serruriers – arguent ainsi de leur proximité et produisent des « textes à caractères hiéroglyphiques ».
Pour les autres, l’on établit le principe de la fondation indirecte. Dans le meilleur des cas, considéré comme le plus fréquent mais qui est en fait le moins bien documenté, le « compagnonnage » (c’est-à-dire ici, la formule initiatique, les « rituels », le Devoir) est conféré par un corps de métier à un autre par « reconnaissance » directe. Cela implique que les compagnons « pères » transmettent à leurs « enfants » (selon la terminologie utilisée) la connaissance des symboles, des signes de reconnaissance et, surtout, des façons de « faire » des compagnons c’est-à-dire de procéder au rite initiatique de « réception ». Cette transmission, dit-on, peut s’assortir de menus changements (dans l’usage des symboles, dans le protocole initiatique, etc.) imposés par les « pères » pour signaler qu’il s’agit d’une version éloignée, un peu dégradée, du compagnonnage originel. Mais dans les cas les mieux documentés, qui sont les récents, cette « reconnaissance » n’a jamais lieu de manière paisible. Elle est toujours consécutive à une sorte d’initiation sauvage, dont le secret a été obtenu par un vol, une trahison ou une découverte miraculeuse d’archives. On aboutissait dès lors, au XIXe siècle, à la production de listes de ces fondations indirectes – car il en existait plusieurs, concurrentes, qui étaient l’occasion de conflits de préséance lors d’assemblées de compagnons – qui servaient à élaborer les généalogies compagnonniques. Celle indiquée ci-dessous en propose l’une des versions les plus complètes en l’état de la documentation connue dans les années 1970 :

En 1326, les menuisiers-serruriers reconnurent les épingliers à Blois. En 1345, les épingliers reconnurent les tanneurs à Romorantin. En 1347, les bonnetiers reconnurent les tondeurs de drap. En 1351, les tanneurs reconnurent les culottiers à Niort. En 1359, les épingliers reconnurent les cloutiers à Orléans. En 1364, les tondeurs de draps reconnurent les teinturiers à Romorantin. En 1370, les culottiers reconnurent les chamoiseurs à Orléans. En 1374, les épingliers reconnurent les selliers à La Chaise-Dieu. En 1378, les épingliers reconnurent les taillandiers à Nantes. En 1463, les épingliers reconnurent les vitriers à Blois. En 1521, les épingliers reconnurent les fondeurs à Milleray. En 1548, les fondeurs reconnurent les poêliers à Milleray. En 1591, les poêliers reconnurent les ferblantiers à Romorantin. En 1638, les taillandiers reconnurent les charrons à Bordeaux. En 1643, les menuisiers reconnurent les tourneurs à Nantes. En 1687, les boursiers-culottiers reconnurent les bourreliers à Bordeaux. En 1716, les serruriers reconnurent les couteliers à Bordeaux. En 1722, les vitriers reconnurent les doleurs à Bordeaux. En 1735, les bourreliers reconnurent les cordiers à Marseille. En 1775, les menuisiers-serruriers reconnurent les toiliers à Narbonne. En 1788, les tourneurs reconnurent les vanniers à Nantes. En 1789, les forgerons reconnurent les maréchaux-ferrants à Lyon. En 1829, les doleurs reconnurent les vignerons à Mâcon. En 1841, les selliers reconnurent les tisseurs à Lyon. Les tisseurs furent reconnus en 1841, mais ils étaient initiés depuis 1831. Les couvreurs et plâtriers reconnus en 1753 étaient initiés depuis 1703. Les maréchaux-ferrants ont été reniés par leurs pères, les forgerons, mais admis par plusieurs corps. De même les toiliers, enfants des menuisiers-serruriers, reniés par ceux-ci mais admis par plusieurs corps. Les cordonniers furent initiés en 1808 reconnus en 1850, les sabotiers initiés en 1809 furent reconnus en 1850, les boulangers initiés en 1812 furent reconnus en 1860.
(Carny et al., 1973-1981 : II, 122)

Déployons justement le cas des boulangers. Il est aujourd’hui l’un des mieux connus grâce aux croisements des sources possibles (des archives accessibles, une autobiographie importante d’un contemporain des premiers acteurs ; Arnaud, 1859) et au minutieux travail accompli par Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, compagnon boulanger « resté fidèle au Devoir », membre donc de la société par laquelle j’ai introduit cet article [24].
« Initiés en 1812 » mais « reconnus en 1860 » indique les auteurs de la liste. Que recouvre cette « initiation » ? Les circonstances en sont relatées par l’initiateur lui-même dans deux « certificats » qui ont été confiés aux boulangers pour attester leur « initiation » et qui sont aujourd’hui exposés au musée de compagnonnage de Tours.

Certificats de Bavarois Beau Désir, compagnon doleur du Devoir, délivrés aux boulangers pour preuve de leur initiation aux « mystères » du compagnonnage en 1811 et 1812 (Musée du compagnonnage, Tours).

Ci-dessous la transcription, corrigée pour l’orthographe, et la syntaxe quand cela facilitait la compréhension du texte :

[Premier certificat]
Ce jourd’hui 29 septembre 1811, étant rouleur à Beaune, jouissant de toutes mes facultés, déclare qu’il est entré dans le vœu de mes intentions et dernières volontés que le 26 juillet dernier, étant à Nevers, j’ai reçu et donné le sacre du compagnonnage des doleurs [25] à deux boulangers : un que j’ai nommé Nivernais Frappe D’Abord et [un] Montmartre l’Inviolable. Cet acte de bienveillance de ma part n’a été donné qu’en reconnaissance des bienfaits que j’ai reçus d’eux dans la ville de Nevers pour une maladie que j’y ai faite, qui a duré 10 mois où je n’ai reçu aucun secours de mes frères compagnons doleurs. Je déclare aussi ; aussitôt l’affaire faite, j’ai fait partir mes deux enfants pour Orléans où je dois aller les rejoindre sous peu de jours, et moi je suis parti pour Beaune. Au bout de quelques temps que j’ai travaillé dans cet endroit, on m’a nommé rouleur, ce qui m’a donné facilité de finir l’ouvrage que j’ai entrepris. Je déclare, pour ne compromettre personne, que le 24 de ce mois, les deux compagnons qui sont en place avec moi, qui sont Nantais le Soutien et Bourguignon l’Espérance, m’ont confié leurs clefs pour serrer (sic) dans la caisse une lettre importante venant de Cognac, et que j’ai fait feinte de fermer ; que j’ai donné le tour de clef de fermeture qu’à ma clef, ce qui m’a donné facilité de retirer les pièces de la caisse et d’en prendre copie seulement ; et j’ai remis les autres à leur place ; et j’ai fait le présent certificat que j’ai apostillé de notre cachet [et] que je donnerai à mes enfants au moment [où] je serai en sûreté pour leur servir au besoin. Ce sont là mes volontés, c’est pourquoi je les signe. Fait à Beaune, le 29 septembre 1811. Bavarois Beau Désir, compagnon doleur.

Second certificat,
[Je] soussigne et déclare que je suis parti de Beaune le 12 octobre, et où on m’a mis sur les champs pour Orléans. Le lendemain de mon arrivée dans cette ville, je suis allé chez la mère de mes enfants m’informer d’eux. J’appris qu’ils étaient partis pour Blois faute d’ouvrage à Orléans et qu’ils y travaillaient, ce qui m’arrangea aussi car il n’y avait pas d’ouvrage pour moi non plus à Orléans, ce qui fit que je partis pour Blois. Arrivant dans cette ville, je couchai chez notre mère et, le lendemain, je pris information sur mes enfants auxquels je fus présenté. Aussitôt, ils me dirent qu’ils avaient confié qu’ils étaient compagnons à quelques-uns de leurs collègues et qu’ils se préparaient à faire une réception pour la Toussaint où ils me prièrent d’assister. Je consentis à leur demande. Dès ce jour, on se prépara à se procurer tout ce qu’il fallait pour faire la réception, et nous en reçurent dix-huit dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre. Et je commençai par donner la lumière à mes deux premiers que je n’avais pu recevoir que provisoirement à Nevers, vu que je n’avais pas ce qu’il fallait pour faire une réception. Je leur ai remis cette même nuit la pièce que j’avais copiée à Beaune afin qu’ils puissent recevoir et instruire quand bon leur semble. Et je leur donnai ordre de venir [à] 4 chez notre mère le 9 du même mois, s’annonçant comme compagnons doleurs car ce même soir nous devions avoir assemblée. En effet, le 9 à huit heures du soir, les 4 compagnons boulangers vinrent chez notre mère, rue de la petite poste, n°3, et s’annoncèrent comme compagnons doleurs ; et après s’être reconnus avec nous, se déclarèrent compagnons boulangers. Cette déclaration fit mouvement terrible parmi nous. Il y en avait qui voulaient les assassiner. J’eus mille peines à opposer [que] l’on [se] batte. Enfin, je les priai de se retirer à l’auberge. Nous étions en ce moment 10 compagnons présents dont voici les noms : Tourangeau Bien Aimé, Montpellier Beau Désir, Angoumois la Prudence, Bourguignon la Fidélité, Bourguignon la Couronne, Angoumois la Constance, Montpellier la Belle Conduite, Angevin [illisible], Angoumois la Fidélité et moi. Après avoir reconnu la vérité qu’il nous était imposé de nier, nous commandâmes une assemblée à tous les anciens compagnons des environs, et il fut décidé qu’il fallait donner une retraite de 3 mois aux boulangers afin de consulter nos frères sur ce qu’il y avait à faire. Il y en a qui voulaient les admettre, mais la plus grande partie ne voulut pas, et l’on changea la reconnaissance de suite. Et la nouvelle fut refusée pendant quelques temps à beaucoup de compagnons et je fus du nombre. Je restai encore quelques temps à Blois ; et on faisait de si grandes recherches dans notre société que je craignais d’être soupçonné, ce qui me fit décider à me retirer au mois de janvier. Dans cet espace de temps, mes enfants avaient porté leur St Devoir à Orléans où ils avaient reçu beaucoup de compagnons. Je leur ai fait part de mes craintes et, d’accord avec ceux d’Orléans, ils m’ont proposé de me faire embarquer pour les colonies. J’ai accepté leur proposition et je suis parti avec 4 d’[entre] eux pour Bordeaux le 22 janvier 1812. Arrivant dans cette ville, mes 4 enfants embauchèrent et on s’est occupé de chercher un bâtiment. Nous en avons trouvé un, américain de nation, qui partait pour New York, nommé le Woodejic (sic), [ayant pour] capitaine, William. Une somme de cinq cents francs a été donnée au capitaine pour prix de voyage, et une même somme a été remise à moi pour en disposer à ma volonté ; et demain j’aurai quitté la France pour toujours. C’est pourquoi je délivre le présent certificat à mes enfants pour leur servir au besoin. Fait à Bordeaux, le 16 février 1812. Bavarois Beau Désir, compagnon doleur.

Révélation altruiste en ce qu’elle est, selon les propres termes du compagnon, un « acte de bienveillance » envers les boulangers, ce qui n’exclut qu’elle soit dans le même temps une vengeance à l’encontre de ses « frères » les doleurs qui ne lui ont pas apporté le soutien qu’il attendait lors d’un séjour à l’hôpital assez long. L’acte est exceptionnel et Bavarois Beau Désir en sait toute la gravité, augmentée par la préméditation du geste, la tromperie de ses « frères » gardiens du coffre, (qu’il se soucie de ne pas compromettre), le vol de son contenu pour instruire les boulangers, le dévoilement des signes de reconnaissance qui permettront à une délégation de boulangers de se présenter comme « compagnons doleurs » et d’être reconnus comme tels. Le ton de ses certificats est d’ailleurs tout à fait testamentaire : « Ce jourd’hui 29 septembre 1811, étant rouleur à Beaune, jouissant de toutes mes facultés, déclare qu’il est entré dans le vœu de mes intentions et dernières volontés que… ». La mise à mort des traîtres était en effet une menace régulière prononcée avec une détermination telle et renforcée par quelques cas de morts « accidentelles », à l’occasion de rixes notamment, que Bavarois Beau Désir pouvait à bon droit craindre pour sa vie. Son exil américain atteste en tous les cas la certitude qu’il avait de la réalité de la menace.
Un tel événement n’était pas sans engager, de part et d’autre, un travail réflexif sur le rituel, travail dont une partie seulement transparaît dans les textes mais qu’il faudrait pour l’essentiel reconstituer. Les boulangers doivent apprendre à faire une « réception » et Bavarois Beau Désir à organiser la cérémonie. Si la première tentative, décrite dans le premier certificat, est incomplète, ce n’est sans doute pas seulement en raison du fait qu’il n’avait « pas ce qu’il fallait pour faire une réception ». Il y a aussi, qu’entre temps comme il le dit lui-même, il a accédé à la fonction de rouleur, donc responsable entre autres de la tenue des rituels initiatiques, et qu’il en maîtrise des aspects qu’il n’avait jusque-là qu’éprouver en tant qu’initié et en tant que spectateur plus ou moins passif. Et ce travail de (re)production du rite, exécuté sans doute au ralenti pour être enseigné aux boulangers de sorte qu’ils puissent refaire eux-mêmes la procédure et dans une posture singulière (qui n’a pas sa place dans le rite « ordinaire ») d’observateur et de conseiller puisqu’on le prie « d’assister » à cette première « réception » de dix-huit boulangers dans la nuit de la Toussaint 1811.
Réflexivité également des compagnons doleurs qui sont mis devant le fait accompli, qui doivent changer leurs signes de reconnaissance qui permettent et, surtout, affronter une sorte de contradiction : « après avoir reconnu la vérité qu’il nous était imposé de nier ». Le secret a été dévoilé alors qu’aucun traître n’est repéré, le compagnonnage des doleurs a « enfanté » celui des boulangers. Cette situation extraordinaire, qui devait imposer un travail intellectuel particulier pour la rétablir, a trouvé dans les mots d’un compagnon doleur, rapportés dans le récit que le boulanger Arnaud, Libourne le Décidé, a fait de cette affaire, une formulation parfaite. Aux boulangers qui s’étaient présentés comme compagnons doleurs, puis s’étaient révélés, le rouleur des doleurs faisait remarquer à quel point ils n’étaient pas à leur place. L’échange prit alors la tournure suivante :

En supposant que ce qui s’est passé hier soir soit la vérité, croyez-vous que cela vous suffise, sur le tour de France, pour vous asseoir au banquet des Enfants de Maître Jacques ?
― Certes, je le crois.
― Pauvre insensé, détrompez-vous, car vous êtes et vous n’êtes pas.
(Arnaud, 1859 : 41)

« Vous êtes et vous n’êtes pas ». Expression la plus directe du paradoxe auquel les doleurs étaient alors confrontés et qui les mettaient face à la fragilité de leur collectif et du système. Restait à faire le choix du type de soin : « renier » les boulangers comme « enfants », ce que firent la majorité des doleurs dans un premier temps, ou les « reconnaître » dans le cadre d’une procédure où le « sacre du compagnonnage » est transmis officiellement. Ce qui eut lieu, après de longues luttes et plusieurs échecs, le 9 décembre 1860 où les boulangers furent reconnus par les compagnons tondeurs de drap, les compagnons cordonniers et les compagnons blanchers-chamoiseurs, qui leur fournirent une première « constitution » dans laquelle il est précisé, sans doute pour éviter la colère des doleurs, que les boulangers ont été « fondés par eux-mêmes ». Quelques années plus tard, ce fut au tour des tourneurs du bois, des tanneurs-corroyeurs, des cloutiers, des doleurs enfin de reconnaître les boulangers. Mais il fallut attendre 1886 pour qu’ils soient reconnus par un compagnonnage de premier plan, haut placé dans l’ordre des préséances, celui des menuisiers du Devoir auxquels s’associèrent les bourreliers et les serruriers.
Reconnaissance encore très incomplète cependant puisqu’il y manquait notamment les charpentiers ou les tailleurs de pierre, ou les « pères » doleurs. Ce qui rendait les boulangers moins compagnons que les autres et les faisaient redoubler d’application dans le respect des règlements, des rituels (ils ont été parmi les derniers au XXe siècle à pratiquer le vieil usage compagnonnique des « hurlements » à l’occasion de l’enterrement d’un des « frères »), et les sensibilisaient à l’histoire du compagnonnage et au goût de l’archive. Aussi, en 1960, à l’occasion du centenaire de leur première reconnaissance, les compagnons boulangers lancèrent un appel à tous les corps de métier qui ne les avaient pas encore rituellement reconnus mais qu’ils fréquentaient par ailleurs à l’occasion des congrès annuels qui réunissaient tous les compagnons du Devoir. L’argument prenait cette forme :

Depuis cette reconnaissance, un siècle s’est écoulé pendant lequel les compagnons boulangers ont contribué pour leur part au bon renom de notre institution. Présent à toutes les activités inter compagnonnique et y prenant une part active, ils peuvent considérer que toutes les corporations les ont reconnus « de fait ».
C’est pourquoi, nous avons pensé qu’à l’occasion de notre congrès quinquennal qui se tiendra à Paris dans le début du mois d’avril 1960, les corporations dont la vôtre qui n’avaient pas participé à l’acte de reconnaissance de 1860, pourraient solennellement apposer leur cachet sur ce vieux parchemin, qui sera centenaire l’an prochain.
(Extrait de la lettre rédigée par le président de la société des Compagnons Boulangers du Devoir, G. Bernard) [26]

Les charpentiers, les tailleurs de pierre, les couvreurs, les charrons-carrossiers refusèrent de signer. La blessure du rituel n’était pour eux pas encore assez refermée pour être pansée. Il fallut attendre la réaction des boulangers en 2011 (cf. introduction) face aux transformations « modernes » proposées par l’Association ouvrière pour qu’une issue soit trouvée et que les boulangers, décidément attachés aux traditions et la pratique scrupuleuse des usages compagnonniques et de « l’esprit du compagnonnage » tel qu’il leur a été transmis en 1811, soient alors reconnus par les compagnons charpentiers des Devoirs le 31 mai 2015 à Bordeaux. Signe que l’actualité de ces cérémonies est toujours vive et qu’elles sont, pour les compagnons, des moments d’intense expression de valeurs et d’émotions qui composent, de l’aveu même des compagnons, la spécificité du compagnonnage par rapport aux autres institutions de formation professionnelle : « Il n’est pas question de folklore quand le moment est vécu profondément, en conscience et dans l’émotion, en harmonie et en communion avec la vie quotidienne de ses acteurs », explique le boulanger Picard la Fidélité suite à la cérémonie. Moments qui sont autant d’occasions de travail sur l’histoire, sur le rapport au temps, sur les transformations et les adaptations de coutumes anciennes.

Conclusion : la fragilité initiatique

Il est un élément qui permet d’articuler les quatre situations exposées et d’ouvrir l’horizon du questionnement en posant sur elles un regard d’ensemble : le fait que le risque de la révélation, et la révélation elle-même, ne doivent pas être pensés en dehors du rituel – comme une perturbation extérieure, ce qui est généralement la première réaction – mais comme une partie intégrante du complexe initiatique (cette remarque n’a en effet de sens que pour les rituels d’initiation dont l’action est orientée vers une « révélation »).
Paradoxalement, c’est ce risque permanent, dans un régime général d’incertitude et d’imprévisibilité des comportements individuels, qui me semble garantir l’efficacité du rituel. En effet, l’initiation est efficace non parce qu’elle délivre un contenu important et rare – quoiqu’il puisse être considéré comme tel par ailleurs –, non parce que le rituel est grandiose et solide – même s’il est souvent jugé par les acteurs sur ces critères –, mais pour des raisons un peu opposées. L’initiation est efficace parce qu’elle est fragile ou parce qu’on la soupçonne de l’être, sans le dire toujours, sous l’effet de cette menace permanente du dévoilement intempestif. Et, dans le même temps, la menace de la révélation, à force de présence, fait de cette fragilité initiatique la source de sa résistance. Finalement, on a pu s’en rendre compte, les différentes révélations n’ont pas ruiné l’institution compagnonnique. Peu nombreuses malgré tout, elles sont davantage le signe que l’exposition à la menace a bien renforcé le système immunitaire du rituel, car les soins dont on a parlé jusqu’alors présentent aussi, d’une façon générale, les propriétés d’un vaccin. En effet, l’exposition à la menace a bien multiplié des « globules blancs » (contre la révélation), c’est-à-dire engendré des compagnons qui sont, la plupart du temps, des agents responsables. Et il faudrait reconstruire, travail à part entière, l’ensemble du processus de construction de la responsabilité au sein de ce type de collectifs qui ne repose pas seulement sur l’instrument initiatique. Reste que celui-ci en est un rouage important dont la fragilité confère toute sa force à l’initiation.

Notes

[1] Il s’agit ici du réseau des sièges compagnonniques qui constitue le « Tour de France » d’un groupement en particulier, celui de l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France.

[2] Il s’agit tout à la fois du règlement intérieur, affiché dans les maisons compagnonniques, et de principes moraux énoncés de façon plus diffuse qui précisent les règles de la vie communautaire (termes d’adresse, horaires à respecter, tenue à porter dans telle circonstance, mais aussi principes généraux tels que l’entraide, le respect dû aux Anciens, l’humilité au travail, etc.).

[3] Il s’agit de jeunes compagnons, fraîchement initiés, qui poursuivent leur Tour de France et parachèvent en quelque sorte leur initiation en assumant pour quelques mois (jusqu’à deux années au plus) des rôles d’encadrement et de formation des « aspirants » (les jeunes qui font leur Tour de France et ne sont pas encore compagnons) et des « apprentis » ou « stagiaires » (ceux qui viennent de commencer leur formation avec les compagnons et ne sont pas encore « sur le Tour de France »).

[4] Pour remédier au « décrochage » des jeunes qui n’adhèrent plus aux règles et aux principes de l’institution, l’Association Ouvrière avait, sur le modèle de l’institution scolaire, mis en place des dispositifs d’accompagnement plus ou moins personnalisés (enseignants/compagnons référents, maîtres de stage, etc.). Ce qui n’était pas du goût de tous les compagnons, la formation compagnonnique n’ayant pas, pour eux, à reprendre le modèle scolaire.

[5] La « couleur » est un ruban de tissu, chargé de symboles, qui est délivré à l’issue d’une initiation à des jeunes (aspirants ou compagnons) qui partagent l’expérience de l’itinérance sur le Tour de France, soit qu’ils la commencent (les aspirants), soit qu’ils l’achèvent (les compagnons). Le fait qu’il existe des couleurs pour d’autres « états » non itinérants (couleurs d’honneur, couleurs de deuil, couleurs de Mère, etc.) a laissé penser à certains cadres de l’Association Ouvrière que le port de la couleur pouvait être un moyen positif d’intégrer les « stagiaires » à la communauté compagnonnique plutôt que par le seul respect du règlement.

[6] L’Adoption est le premier rite initiatique au sein du compagnonnage. Elle donne accès à l’état d’aspirant. Dans l’Association Ouvrière, l’Adoption est dite « communautaire » ; elle n’est pas spécifique à chaque corps de métier. C’est donc l’institution dans son ensemble qui « adopte » le jeune, alors que le compagnon est « reçu » par sa corporation. La place et l’autonomie des corps de métier dans le dispositif initiatique est un enjeu important et l’une des pierres d’achoppement des débats intra-compagnonniques contemporains.

[7] Avant d’instaurer, comme on le verra, la transformation du rituel de l’Adoption en y intégrant notamment des séquences vidéo, la formule avait été « testée » dans quelques sièges compagnonniques « pilotes ».

[8] La Réception est le principal rituel du compagnonnage, qui donne accès au titre de compagnon.

[9] Il s’agit d’un dispositif, instauré en 2008 au sein de l’Association Ouvrière, et inspiré des institutions visant à « former les formateurs » (IUFM, désormais ESPE pour le domaine scolaire). L’accueil en fut mitigé, tant par la crainte de l’uniformisation des techniques de transmission des savoirs et des savoir-faire de métier, que par celle, ici soulignée par les boulangers, que la transmission proprement initiatique ne soit concernée par cette « réflexion » venue « d’en haut ».

[10] Il est ici question de la gouvernance locale du Tour de France de l’Association Ouvrière. Celle-ci a divisé le territoire en « Provinces » qui correspondent à peu près aux anciennes régions françaises. Le Provincial, qui avait jusqu’il y a quelques années, la charge d’administrer le réseau des maisons au sein d’une province, est élu par les compagnons de la province en question. Une partie de ses anciennes fonctions est aujourd’hui assurée par un Délégué Régional, nommé par le Conseil d’administration de l’Association Ouvrière.

[11] Ceux-ci ont intégré, en juin 2015, un autre groupement compagnonnique, la Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment et autres activités.

[12] Je remercie Michael Houseman à qui j’emprunte cette formulation faite à l’occasion de la relecture d’une première version de ce texte, ainsi que Thierry Wendling dont les très judicieux commentaires ont permis à l’article de gagner grandement en clarté.

[13] Pour un développement de ce point, je me permets de renvoyer à quelques travaux personnels, notamment Adell (2008a : 110-125 ; 2008b).

[14] On voit ainsi apparaître à ce moment la rhétorique du travail comme valeur en soi, de la chevalerie ouvrière, ce qui traduit à mon sens un changement profond de l’économie morale des compagnons.

[15] Pour un examen plus général des effets de la Révolution française sur le compagnonnage, je me permets de renvoyer à Adell (2008a : 114-123 ; 2008b).

[16] C’est un thème sur lequel j’aurai l’occasion de revenir dans les pages qui suivent.

[…]

[24] On trouve les fruits de ce travail à l’adresse suivante : http://www.compagnons-boulangers-pa… (page consultée le 29 décembre 2016).

[25] Le doleur était l’ouvrier qui maniait la grande doloire, sorte de hache servant à aplanir et équarrir le bois. L’instrument, dans une version de plus petite taille, était aussi utilisé par le tonnelier. Le métier, et son compagnonnage, se sont éteints dans le courant du XIXe siècle.

[26] Consultable au lien suivant : http://www.compagnons-boulangers-pa… (page consultée le 29 décembre 2016).

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