Louis Charles Bugaud 8/8

Louis Charles Bugaud, un boulanger d’avant-garde

d’après des extraits du livre « Mon père », Bugaud Louis (1866-1943) écrit en 1970 par son fils Marcel Bugaud

Le développement rapide imposé par la construction des moteurs  ne nous  avait pas du tout fait sacrifier notre clientèle « pétrins ».

Au cours des années 1920-23, monsieur Leray fut toujours notre concessionnaire exclusif pour l’Ouest avec un minimum « symbolique » de pétrins à y vendre, nous n’ignorions pas qu’il en vendait d’autres marques.

J’en prends note et tente de reprendre en main la clientèle de ce secteur à l’aide de nos anciennes références. Je fais une prospection plus étendue chaque année à l’occasion de la Foire de Rennes généralement en avril-mai, mais ne trouve personne pour tenter de lutter contre la concurrence de monsieur Leray dans ce secteur.

Dans le Sud-Est, monsieur Leray prend un accord avec les Etablissements Bonnet de Villefranche-sur-Saône (à la fois fondeurs et constructeurs-mécaniciens très bien outillés, qui construisaient depuis 1910 un pétrin dans le genre du nôtre, particulièrement bien usiné avec une cuve en fonte tournée intérieurement qui était très répandue), pour faire construire ses propres pétrins et partager les rayons mutuels d’action en fusionnant les services commerciaux.

Malgré notre pétrin à deux vitesses, à cuve commandée, dont les partisans sont nombreux, nous sommes très touchés et mon père reprend personnellement des contacts avec des concessionnaires locaux, tentant moi-même de rechercher d’autres collaborateurs chez les anciens collaborateurs Bonnet que ce dernier a dû sacrifier en double emploi avec ceux de monsieur Leray.

Nous avons, en outre, dans une vieille clientèle satisfaite, des possibilités de vente directe dans le remplacement des machines anciennes ayant maintenant dix-quinze ans de service par les pétrins actuels à deux vitesses avec cuve en tôle étamée et nous faisons une prospection sérieuse dans ce but partout où cela est possible en offrant des prix avantageux d’échange avec du crédit.

Ne négligeant pas non plus nos liaisons antérieures avec l’Administration militaire, dès mon retour de la guerre en 1919, j’avais gardé des attaches avec l’Intendance.

Nous avions ainsi fourni chaque année en fin d’exercice vers 1925-30, sur des crédits restant disponibles, une dizaine de pétrins de 350 kilos qui équipèrent les stations-magasins de Montereau et de Châtre près de Romilly.

Cependant, vers 1932-34, après les affaires du Rif au Maroc, la guerre civile en Espagne et la prise de position inquiétante d’Hitler, les crédits de l’Intendance avaient été majorés et de nouveaux besoins furent satisfaits.

Nous fournissions vers cette époque une vingtaine de pétrins pour d’autres stations-magasins nouvellement créées et mon père s’intéressait à voir comment s’équipaient ces stations. Au cours des affectations, quelques machines furent installées à l’Intendance de la Place de Paris à l’Ile Saint-Germain pour un service journalier courant.

L’ile Saint-Germain

 Mon père eut ainsi une entrée pour voir comment était équipée cette boulangerie  militaire qui comportait une douzaine de fours. Il eut aussi l’occasion d’entrer en relation avec l’intendant chargé de la gestion et de lui faire connaitre ses antécédents de boulanger « d’avant-garde ». On parla aussi des boulangeries mobiles de campagne, des « pains biscuités », des vivres de réserve, du biscuit, etc. On parla aussi blés, farines, pétrissage et fermentation puis des microbes aérobies et anaérobies et enfin de « vie du pain ».

Mon père exposa ainsi modestement ses idées en mettant uniquement en avant ses connaissances pratiques et ses antécédents personnels d’ancien boulanger professionnel. On parla aussi du prix de revient de la panification et de l’amélioration encore possible de la grande boulangerie industrielle et militaire. Mon père lui indiqua qu’on pouvait peut-être obtenir des prix de revient inférieurs et une qualité de pain meilleure sans grands bouleversements dans la Boulangerie de l’Ile Saint-Germain qui cuisait chaque jour dans une dizaine de fours le pain destiné à la garnison parisienne.

Probablement à la suite d’une conversation plus précise qu’il avait eue avec lui, mon père fit établir une sorte de schéma de panification dans ce cas précis. Il était question d’un seul pétrin 2 vitesses pétrissant 600 kilos de pâte, à vidange par le fond, qui devait alimenter seul tous les fours. On donna à l’intendant une référence de machines analogues installées à la manufacture de papiers peints Leroy à Ponthierry (Seine-et-Marne) qui avait en service pour la préparation de ses peintures deux pétrins de 450 kilos à vidange par le fond et on offrit de faire tout le pain journalier de la garnison avec un pétrin 2 vitesses de 600 kilos à vidange par le fond. On l’appuya de dessins précis et très probablement en fin d’exercice –  peut-être –  1934-35, on nous débloqua « un crédit spécial prototype » pour un pétrin de 600 kilos à 2 vitesses et à vidange par le fond, conforme à la proposition destinée à l’Ile Saint-Germain et un pétrin de même contenance mais sans vidange par le fond destiné à l’Arsenal de Brest.

On construit les machines, on installe celle de l’Ile Saint-Germain, et on est prêt à l’utilisation. Mon père a alors les contacts utiles avec l’officier gestionnaire et ses subordonnés, soit sous-officiers d’intendance soit ouvriers civils ou militaires  et, bien entendu, il y a ceux qui veulent honnêtement apporter leur concours et ceux qui se réjouissent d’avance de l’échec inévitable.

Le pétrin reçoit sa farine par gravité en provenance d’une chambre intermédiaire placée au-dessus du pétrin et mon père demande qu’elle soit munie d’un thermomètre. L’eau vient d’un réservoir mélangeur de contenance suffisante pour les 600 kilos à pétrir et on en connait également la température. Un autre petit réservoir gradué et escamotable juste au-dessus de la cuve permet de déverser au début du pétrissage la solution d’eau et la levure nécessaire à la pétrissée. Tout l’ensemble de pétrissage est installé sur un socle en maçonnerie surélevé à hauteur convenable pour pouvoir le vidanger complètement par deux trappes symétriques ouvertes en même temps dans deux chariots de plain-pied. On a affecté au pétrissage une batterie de chariots standards qui peuvent contenir chacun la pâte destinée à la fournée. En pâte je crois me rappeler soixante pains de 2 kilos 100 chacun (boule ou pain boulot). Mon père a bien suivi personnellement toute cette mise au point et en rend compte à l’Intendant. Celui-ci lui fait part du double courant de « sceptiques » et de « favorables » à cette expérience et des exigences d’une panification correcte, mais aussi en temps et heure, en lui faisant remarquer qu’il engage seul la responsabilité de cette expérience qu’il qualifie de délicate. Je crois me rappeler que mon père lui indique : toutes les demi-heures vous aurez 600 kilos de pâte pétrie qui assureront à partir de l’heure x le remplissage de y fours ; et vous aurez à partir de l’heure w la quantité de pain cuit que vous avez fixée. L’opération lancée, au bout de quelques heures il n’y eut à la boulangerie « que des collaborateurs » pour aider « le Vieux ». Il avait soixante-dix ans.

Ces deux installations, utilisées en 1939 pendant les hostilités, tant à Paris qu’à Brest, furent détruites par  Allemands en 1940.

Nous avions fait aussi un nouveau pétrin mécanique deux vitesses beaucoup plus élégant et moderne qui pût répondre au désir de la fabrication d’un « pain blanc » que la clientèle semblait découvrir, un peu par snobisme.

Cependant, depuis mars 1934 et les interventions d’Hitler en Rhénanie, un malaise avait gagné les affaires et nous avions dû nous séparer d’un de nos collaborateurs.

En mai 1940 c’est l’exode. Mon frère, à son retour le 13 juillet, a pu constater les dégâts ; néanmoins, son retour assez rapide a été une bénédiction car nous ne parvenons à rentrer que le 15 aôut. Evidemment, nous constatons comme il l’avait fait chez lui que, chez nous, tout a été volé ou emporté par des « migrants » démunis. L’occupant y a certainement contribué car nous retrouvons chez nous des effets militaires, des équipements et des journaux allemands. Tout parait avoir été systématiquement fouillé, mais s’il manque beaucoup de choses et des souvenirs de valeur pour nous, rien n’est absolument irrémédiable.

L’exode

Nous sommes tous à nouveau réunis et en bon état et nous savons combien de nos compatriotes sont plus malheureux que nous. Nous reprenons courage,  mon père le premier.

Bien entendu, les occupants ont une « Kommandantur » dans le village et il faut répondre à de nombreux questionnaires.

Ils ont trouvé l’atelier en pleine production de « munitions »* et une commission d’officiers techniciens compétents, dont certains parlant couramment le français, s’inquiète de projectiles en fabrication. On a remarqué notre force motrice indépendante (gaz pauvre), notre approvisionnement en charbon de petit calibre. On recense aussi nos approvisionnements en métaux non ferreux qui sont surtout des pièces usinées de tracteurs, de moteurs ou de pétrins. On s’intéresse d’assez près aux deux ou trois tracteurs en cours de montage. Nous sommes classés   constructeurs de machines agricoles.

Les Allemands contrôlaient à Paris toute l’activité industrielle française au moyen des Syndicats patronaux, notamment  celui de la machine agricole où ils nous avaient classés, ce qui nous valut une possibilité d’activité car leurs réquisitions prioritaires de produits agricoles leur imposaient de poursuivre le renouvellement. Nous pûmes ainsi garder un petit personnel non mobilisable et quelques apprentis. Par ailleurs, terminant et vendant quelques pétrins, nous obtenions de la « monnaie matière » qui facilitait nos approvisionnements chez les fournisseurs.

Notre vieux père s’occupait de l’intendance et du jardin. Il passait des journées entières au jardin, montant aux repas bien fatigué ; il surveillait aussi les nombreux pommiers qui, plantés par lui, étaient maintenant en pleine production. Cependant le manque de viande et surtout de sucre l’avait beaucoup affecté.

En avril 1943, il manifesta des symptômes inquiétants et malgré tous les soins qui lui furent apportés il s’éteignit entouré des siens le 23 août 1943. Il avait soixante-dix-sept ans.

Si, à 82 ans, je me suis astreint à rassembler les souvenirs souvent tronqués ou romancés que j’ai pu reconstituer, je n’ai fait que de trop courtes allusions à une de ses activités, cependant significative, à son violon d’Ingres, la photographie. C’est à 35 ans en 1902, après avoir bien mis au point sa boulangerie du boulevard Ornano par un travail personnel incessant, qu’il s’y adonne. Et là, comme partout ailleurs il marquera de sa personnalité tout ce qu’il fera dans ce domaine et en restant constamment à la hauteur des progrès qui se manifestaient dans le développement de cet art. Les 2 000 clichés stéréoscopiques 8×13 qu’il a laissés pourraient illustrer presque sans lacune toute son activité jusqu’à sa mort et malgré les dures épreuves qu’il a subies.

*depuis septembre 1939 l’entreprise Bugaud devait produire des projectiles de 50 à la cadence de 30 000 par mois. 

Fin

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