LES RIXES 4/5 : Les auberges des Mères assiégées
Les Mères, les auberges, sièges des boulangers du Devoir, des sociétaires et autres ennemis des chiens blancs sont aussi des lieux de rixes. Nous avons pu constater précédemment l’inconscience des risques encourus par Libourne le Décidé et Angoumois la Bonne Conduite, qui entrent chez la Mère des sociétaires boulangers, ayant un seul but, la provocation.
Nous verrons à Tours des compagnons pénétrer chez la Mère Jacob et commettre des actes de violence, pour détruire des objets et du mobilier, mais aussi agresser la Mère elle-même. Les auberges des Mères doivent souvent supporter de véritables sièges, les fenêtres, les tuiles ou les ardoises de la couverture étant détruites par des pluies de projectiles, qui vont du simple caillou au pavé de rue. Le siège n’est souvent levé que par l’arrivée des forces armées, afin de libérer et protéger ceux qui se sont barricadés dans l’auberge.
Voici un premier exemple extrait de L’Ami de la Religion (L’Ami de la Religion, volume 90, via Google books.), relatant un fait intervenu le 1er juillet 1836 :
Le 1er, la ville de Tours a encore été en émoi, par suite d’une nouvelle rixe entre les compagnons boulangers et les compagnons charpentiers, couvreurs, etc., qui veulent avoir seuls le droit de porter les insignes du compagnonnage. Une véritable bataille a eu lieu, la maison occupée par la Mère des boulangers a été criblée de pierres, il y a eu des blessés de part et d’autre. La garde du poste de l’Arsenal a été maltraitée. La gendarmerie a pu se saisir de quelques perturbateurs.
Un second exemple, extrait du Journal politique et littéraire de Toulouse et de la Haute-Garonne, du mercredi 10 avril 1839 (Journal politique et littéraire de Toulouse et de la Haute-Garonne, n° 51 ; Bibliothèque numérique de Toulouse.) :
Dimanche au soir, quelques provocations avaient eu lieu entre des ouvriers compagnons boulangers et des compagnons charpentiers. Un rendez-vous général de compagnons appartenant à ces corps de métiers fut donné pour le lendemain sur l’allée Lafayette. L’autorité fut instruite de la collision qui se préparait.
Elle eut recours d’abord aux moyens de persuasion, afin d’empêcher qu’on en vînt à des voies de fait. Monsieur Emery, commissaire de police, eut des entretiens avec des compagnons boulangers, et obtint de la plupart d’entre eux qu’ils resteraient tranquilles ; il ne fut pas aussi heureux auprès des compagnons charpentiers. Vers les quatre heures, s’étant joints aux serruriers, ils s’étaient réunis au nombre de 250 sur l’allée Lafayette.
Quelques boulangers armés de bâtons s’y rendirent de leur côté. Mais, voyant la grande infériorité de leurs forces, ils se retirèrent. Les compagnons charpentiers s’avançaient en ordre sur la place Lafayette, faisant entendre des chants compagnonniques et la Marseillaise ; ils se préparèrent à rentrer ainsi en ville, répandant l’alarme par leur attitude menaçante. Alors, la police qui surveillait leurs mouvements, crut devoir intervenir.
Dix-sept hommes de troupe de ligne furent chargés de dissiper le rassemblement, augmentés par une foule immense de curieux. Le chef de la bande des compagnons fut arrêté. Il s’ensuivit une légère collision entre les ouvriers et la troupe ; l’ouvrier arrêté fut arraché des mains des soldats. La force armée se sentant trop faible pour résister, se replia vers le Capitole.
Les charpentiers, n’étant plus arrêtés dans leur marche, se rendirent alors à la rue du May où est logée la Mère des compagnons boulangers. Là eurent lieu des scènes plus graves de désordre. La maison dans laquelle était un grand nombre de boulangers fut assaillie de part et d’autre ; les tuiles volaient. C’était un véritable siège. L’exaspération était au comble, lorsque des troupes plus nombreuses, venant d’un côté par la rue des Balances, de l’autre par la rue Saint-Rome, débouchèrent aux deux extrémités de la rue du May et mirent fin à cette lutte avant que l’on eût à déplorer aucun accident grave.
Une trentaine d’ouvriers ont été arrêtés et conduits à la maison d’arrêt. On pense que plusieurs seront traduits devant les tribunaux comme coupables de rébellions envers la force publique. On croit aussi que quelques-uns seront obligés de quitter la ville, sentant le besoin de mettre à tout prix un terme à ces provocations qui portent le trouble parmi les citoyens et sont funestes aux ouvriers qu’elles arrachent à leurs habitudes paisibles et laborieuses, pour les entraîner à des actes coupables qui peuvent jeter le deuil dans leurs familles.
< Une rixe entre Gavots et Devoirants chez la Mère de Blois. Illustration du Compagnon du tour de France, de George Sand, 1854
Nous avons appris qu’un seul ouvrier avait été légèrement blessé à la place Lafayette par un soldat qui, dans la collision qui eut lieu sur ce point, avait été forcé d’incliner la baïonnette de son fusil. Dans la soirée la tranquillité la plus parfaite régnait dans la ville.
Ces luttes constituent une source d’inspiration pour les noms compagnonniques. C’est ainsi que sont apparus les Frappe d’Abord, Bras d’Acier, Bras de Fer, L’Exterminateur des Rendurcis, La Vengeance, Le Tombeau des Rendurcis, Le Vengeur, L’Invincible, Le Vengeur du Devoir, Sans Peur, Sans Pitié, Sans Rémission, Le Vainqueur, Le Triomphant, Le Victorieux, La Terreur, Le Vengeur des Couleurs.
Ce sont des noms réservés à des champions du coup de poing ou à de futurs experts en maniement de la canne. À cette époque, la canne et le bâton constituent en effet des sports de combat très populaires, avec leurs maîtres et leurs salles d’entraînement, qui peuvent facilement être fréquentées par nos compagnons, contre quelques espèces sonnantes et trébuchantes. Toutes les sociétés compagnonniques ont donc en ce temps-là leurs champions dans ces disciplines, et ils sont généralement en première ligne lors des rencontres organisées, comme nous l’avons vu à Neuilly ou à Orléans.
Nous rencontrons chez les compagnons doleurs, ennemis implacables des compagnons boulangers, des noms tout à fait adaptés à la situation tel celui d’André Auguste Panaud (*), reçu à La Rochelle à Noël 1850 sous le nom de Saintonge la Prudence puis refondu lors de sa finition le Cauchemar des Soi-disant !
(* Passe à la Sainte-Baume en 1851 et prend part à l’insurrection républicaine du Var du 4 au 11 décembre 1851.)
Une solution, changer d’adresse
La proximité des Mères de compagnonnages ennemis, est un facteur important dans la naissance d’une rixe urbaine. Certains compagnonnages préfèrent donc déménager, changer de Mère, afin de s’éloigner des provocations qui peuvent être quotidiennes. Deux articles de presse datant de 1840 et 1841 nous rapportent ces situations :
Une mesure qui doit contribuer efficacement au maintien de la tranquillité publique, et à laquelle les habitants du quartier de l’Hôpital et de la place de la Préfecture doivent particulièrement applaudir est celle qui vient d’être prise pour éloigner de la rue Raisin le centre de réunion des compagnons boulangers qui se livraient à de si fréquentes et si cruelles batailles avec d’autres compagnons du même état dont la Mère est située rue Thomassin. Les premiers étant allés s’établir à l’autre extrémité de la ville, dans le quartier du Jardin des plantes, les rencontres des corps rivaux devenant plus difficiles, auront nécessairement lieu moins souvent. C’est une amélioration sans doute, en attendant que le gouvernement en opère une complète et vivement désirée, la destruction du compagnonnage du Devoir qui est, dans la société actuelle, une anomalie aussi inconcevable que barbare. (L’Homme de la roche, Chronique de la ville de Lyon, 23 avril 1840, n° 78 ; Bibliothèque numérique de Lyon.)
On lit dans L’Ouest :
Nantes le 9 août,
Le feu d’une vive antipathie couvait depuis longtemps entre les ouvriers menuisiers et les garçons boulangers de cette ville. Ceux qui se sont mis sous le patronage de sainte Anne trouvaient fort mauvais que ceux qui ont pour patron saint Honoré, prennent comme eux le titre de compagnon. Malheureusement, cette haine se ranimait chaque jour davantage par la proximité des deux maisons tenues par les Mères respectives ; et hier, dimanche, à une heure après midi, elle a éclaté avec un tel caractère de fureur, que sans l’intervention prompte et énergique de la police et de la force armée, elle eut pu devenir pour tout un quartier de la ville une véritable cause de perturbation.
Les compagnons menuisiers qui contestent aux enfants du pétrin les prérogatives du compagnonnage, ont, profitant de leur force numérique, attaqué dans la rue du Port-Maillard, sans aucune déclaration de guerre, ceux dont les bras leur préparent, comme à tout le monde, leur premier et leur plus essentiel aliment.
Les pavés, les coups de trique sont tombés en même temps sur les garçons boulangers pris au dépourvu, et le domicile de leur Mère aussitôt envahi qu’attaqué, est devenu presque un théâtre de carnage. Quatre garçons boulangers ont été aussitôt mis hors de combat, l’un d’entre eux a reçu à la tête des blessures d’un caractère très grave.
Tout ce qui est tombé sous la main des agresseurs a été brisé, et la Mère, dont la demeure venait d’être ainsi violée, n’a pu échapper que par la fuite à leur fureur. Le docteur Foulon est accouru avec le zèle le plus louable pour mettre le premier appareil aux blessés. Pour donner d’un seul mot une idée juste de la gravité que pouvait prendre cette rixe, il nous suffira de dire que la police a arrêté et mis à la disposition de Monsieur le procureur du roi quarante compagnons menuisiers.
Elle devrait bien, dût-elle pour cela user d’arbitraire, forcer celle des deux Mères qui s’est établie la dernière dans la rue du Port-Maillard, à prendre ailleurs et sur-le-champ, son domicile ; car il y a trop lieu de craindre quelque nouvelle collision entre ces deux corps d’état si l’on ne se hâte de mettre une distance convenable entre les lieux de leurs réunions habituelles. (Journal de Toulouse politique et littéraire, 13 août 1841, n° 193 ; Bibliothèque numérique de Lyon.)
Prévention et bavure
À Lyon, le 3 juillet 1839, des compagnons boulangers s’étaient donné rendez-vous aux Brotteaux, pour y vider une querelle de compagnonnage avec les sociétaires du même corps d’état.
La police, instruite de leurs démarches, se rendit sur les lieux et parvint à empêcher le combat, et arrêta plusieurs boulangers dont certains bien innocents. Un article de presse lyonnaise nous fait découvrir cette situation (Le Censeur, journal de Lyon, politique, industriel et littéraire, 7 juillet 1839, n° 1432 ; Bibliothèque numérique de Lyon.) :
Nous nous sommes fréquemment élevés contre les rixes qui naissent des compagnonnages, aussi ne pourra-t-on pas nous soupçonner de vouloir entraver la police dans les mesures qu’elle peut prendre pour y mettre un terme, mais son action doit toujours être prudente et dégagée de violence, elle doit surtout n’atteindre que les coupables. Ces réflexions nous sont suggérées par la lettre suivante, qu’on nous invite à publier :
« Il y a quelques jours, je me rendais aux Brotteaux pour affaire ; je fus accosté sur le pont Morand par le commissaire des Brotteaux, qui me demanda qui j’étais, où j’allais. Peu satisfait de mes réponses, qui furent cependant brèves et catégoriques, il m’enjoignit de le suivre, ce que je fis avec trop d’obéissance peut-être, car, malgré mon entière déférence à ses ordres, il crut devoir à l’illégalité ajouter des paroles violentes :
« Il faut que vous marchiez ou je vous brûle la cervelle, ou je vous f… au Rhône » (textuel)
Arrivé chez le commissaire central, je fus sur le point de partager le sort de mon frère, garçon boulanger chez moi, arrêté le même jour en portant du pain à une pratique (client habituel), sous le prétexte de la querelle qui devait se vider aux Brotteaux entre quelques compagnons boulangers. Mon frère a passé une nuit à la cave et sans le hasard qui me fit rencontrer à la police une personne de ma connaissance, je me serais vu condamné à y passer une nuit. Agréez, etc.
CL. Marion, Maître boulanger, Grande Rue Mercière, 35. »
Les erreurs ou même les bavures ne sont pas uniquement d’origine policière, en effet, il arrive également aux compagnons boulangers de se tromper de proie. C’est ce que nous révèle un article de la presse toulousaine de mai 1842 :
(Journal de Toulouse politique et littéraire, 11 et 12 mai 1842, n° 110 ; Bibliothèque numérique de Toulouse.)
La malheureuse rivalité qui existe entre les compagnons boulangers et les charpentiers, donne lieu à chaque instant à de nouvelles rixes dont les résultats sont quelques fois bien funestes. Hier, vers neuf heures du matin, deux ouvriers boulangers qui passaient dans la rue Pargaminières ont cru reconnaître un ouvrier charpentier, ils l’ont aussitôt assailli, l’ont frappé cruellement, et même, à ce qu’il paraît, lui ont fait plusieurs blessures à coups de couteau.
Mais ils s’étaient trompés, leur victime n’était pas un charpentier, mais bien un tailleur de pierre. Plusieurs confrères du blessé sont aussitôt sur- venus pour le venger. Les agresseurs ont cédé devant le nombre et se sont réfugiés dans deux maisons voisines. L’un d’eux s’est hasardé à sortir, mais il a reçu une rude correction à coups de poing de la part d’un tailleur de pierre.
La police s’est emparée des deux boulangers. On ne saurait réprimer assez sévèrement ces luttes sauvages qui se renouvellent à chaque instant, portent le désordre et le trouble dans les localités où elles éclatent et s’opposent à ce que l’esprit d’association rende tous les services qu’on pourrait attendre de lui, s’il était dirigé convenablement.
La pacification des compagnonnages.
La pacification des compagnonnages est généralement attribuée aux compagnons eux-mêmes et à un des leurs en particulier, le compagnon menuisier du Devoir de Liberté, Agricol Perdiguier, Avignonnais la Vertu, auteur en 1839 du Livre du Compagnonnage.
Sans vouloir minimiser le rôle d’Agricol Perdiguier et de ses écrits, cette attribution me semble un peu trop rapide ou plutôt simpliste et résulte de l’absence d’une étude approfondie et impartiale sur les rapports entre la franc-maçonnerie et les compagnonnages dans la première moitié du XIXe siècle…
Nous lisons en effet, dans le journal lyonnais Le Censeur, journal de Lyon, politique, industriel et littéraire, paru le 20 mai 1839 (N° 1391 ; Bibliothèque numérique de Lyon.), un article de la plume de Philibert Chanay (L’auteur fait référence à la rixe qui eut lieu lors de la Saint-Honoré 1839 à Toulouse entre compagnons boulangers et charpentiers, un charpentier fut mortellement blessé.), avocat à Lyon et vénérable de la loge maçonnique La Candeur, faisant appel non seulement aux compagnons mais également à la franc-maçonnerie lyonnaise pour établir une fraternité inter-compagnonnique :
Des luttes entre les compagnonnages
Depuis quelques années, à force de nous mêler comme défenseur aux luttes entre compagnonnages, nous avons dû en rechercher les causes, et nous le déclarons avec douleur, ces causes sont futiles, ridicules. En y réfléchissant nous nous sommes pris à déplorer l’aveuglement d’une jeunesse laborieuse, et à désespérer de la ramener jamais à des idées de justice, de paix et de fraternité. Souvent déjà, la presse quotidienne a essayé de l’éclairer et de la rappeler de ses funestes écarts, mais jusqu’à ce jour, tous ses efforts ont été impuissants.
La maçonnerie, selon nous, peut quelque chose à cet égard. Elle ne doit pas reculer devant ce difficile mais immense progrès, l’alliance de tous les compagnonnages, devant ce glorieux résultat, la fraternité bien comprise de tous les travailleurs. Dans nos loges, beau- coup de frères ont été compagnons.
Aujourd’hui, entrepreneurs, charpentiers, tailleurs de pierre, menuisiers, serruriers, ils ont sous leur direction un grand nombre de jeunes gens membres de divers compagnonnages. Ils exercent sur eux une légitime influence, ils peuvent, ils doivent leur prêcher des principes d’égalité et de fraternité, ils ne doivent pas négliger pour les amener à des idées raison- nables, et, s’il est nécessaire, exiger un serment de paix et d’union comme condition d’admission dans leurs ateliers.
Quels compagnons seraient rebelles au sage avis d’anciens compagnons, aujourd’hui leurs maîtres ? Ceux sans doute qui font remonter la naissance de leur compagnonnage à l’édification du temple de Salomon, ceux qui affectent le dédain et le mépris pour des compagnonnages de récente origine. C’est donc à eux qu’il faut s’adresser d’abord. Ainsi, les tailleurs de pierre, les menuisiers, les serruriers se disent les seuls enfants de Salomon. Suivant eux, tous les autres compagnonnages sont plus jeunes et leur doivent respect, mais les charpentiers prétendent également à la même origine. C’est aussi dans les travaux du temple de Salomon que naquit leur compagnonnage, Maître Jacques en fut le fondateur. De ce compagnonnage sortit celui des plâtriers, des tanneurs et de quelques autres.
Les francs-maçons fixent à cette même époque la création de leur ordre. Hiram, le Maître parfait, fut la pierre angulaire de l’institution maçonnique. Ainsi, ces diverses associations ont eu la même origine, leurs principes furent nécessairement les mêmes, leurs drapeaux durent tous porter cette immortelle légende : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse à toi-même », leurs dogmes furent l’Égalité, la Fraternité. Hiram n’enseigna pas autre chose aux francs-maçons. Salomon, Maître Jacques n’ont pas enseigné autre chose aux compagnons.
S’il en eût été autrement, les compagnonnages n’eussent pas survécu à la volonté qui les avait formés, nul bien ne ralliant les hommes, ils se fussent divisés. Les compagnons et les francs-maçons ont donc une origine commune, des principes communs. Pourquoi leur marche est-elle différente ? Pourquoi les francs-maçons vivent-ils toujours dans une inaltérable union ? Pourquoi Français, Anglais, Européens, Américains se donnent-ils la main ?
Parce que les drapeaux divers s’inclinent devant le grand drapeau de l’Humanité, parce que leur esprit élevé ne descend pas aux querelles d’amour-propre, ne s’appesantit pas sur des détails purement matériels et ne s’inquiète pas de quelques signes, attouchements et décorations. Ils croient la forme utile, mais non essentielle, elle est pour eux d’un intérêt tout secondaire. Ce qu’ils exigent comme nécessité, c’est que leurs adeptes croient à l’égalité de tous les hommes, c’est qu’ils croient à la fraternité et qu’ils en accomplissent les devoirs.
Pourquoi les compagnons sont-ils divisés ? Pourquoi leurs haines aveugles, leurs luttes sauvages et sanglantes ?
Parce qu’ils oublient l’esprit du compagnonnage et n’en conservent que les formes, parce que fanatiques sectateurs d’une religion incomprise, ils s’attachent à cette vaine cérémonie et négligent ses dogmes sacrés, parce qu’ils veulent pour leur compagnonnage une suprématie que les autres compagnons ne reconnaîtront jamais.
Ils ont beau dire :« l’origine de notre compagnonnage se perd dans la nuit des temps ! … » Qu’importe, les dates ne sont rien, les principes sont tout, et les ferrandiniers nés d’hier sont, à notre avis, les premiers entre les compagnons, non pas que leur association soit la meilleure, elles sont toutes excellentes, parce que toutes, elles commandent d’être humain, généreux, et de remplir envers les sociétaires les devoirs de la fraternité : ce sont là leurs principes, leurs dogmes, elles n’en ont pas d’autres.
Mais les ferrandiniers sont les premiers parce que jusqu’à ce jour on ne peut leur reprocher aucune lutte avec d’autres compagnonnages, parce que jusqu’à ce jour, ils n’ont prétendu à aucune suprématie et ont cru que tous les compagnonnages pouvaient et devaient vivre en paix, que tous devaient s’imposer le bien envers leurs sociétaires et s’interdire sévèrement le mal envers autrui.
Que les ferrandiniers ne deviennent pas de cette doctrine, qu’ils persistent dans leurs idées de tolérance et d’humanité, et les gens éclairés ne leur demanderont pas : « Êtes-vous enfants de Salomon, de Maître Jacques, mais êtes-vous laborieux, humains, généreux, non seulement pour vos frères, mais encore pour tous les ouvriers ? »
Si alors, ils peuvent répondre affirmativement, leur conduite pourra être donnée en exemple aux autres, et la voix publique les proclamera les premiers entre tous les compagnons. Mais quelles sont les causes des dissentiments entre les compagnons ? Quels sont ces motifs si graves, si puissants pour les pousser jusqu’au meurtre ? Nous allons les exposer, et tous les cœurs sensés se révolteront quand ils sauront pour quelles futilités, pour quelles niaiseries, des jeunes gens estimables se poursuivent et s’égorgent.
La première cause de division vient de ce que les compagnons, enfants, soit de Salomon, soit de Maître Jacques, ne veulent pas souffrir que certaines professions aient un compagnonnage. Pour se dire compagnons, il faut, suivant eux, exercer une industrie qui exige l’usage du compas : aussi sourient-ils de pitié lorsqu’on leur parle de compagnonnage des cordonniers, des boulangers, des ouvriers en soie.
Cette pitié devient bientôt de la colère lorsque dans nos rues apparaissent quelques cordonniers ou boulangers décorés de rubans flottants, les mains embarrassées de la longue canne symbolique et les violences éclatent. Combien de fois les cordonniers ont été as- saillis ! Souvent vaincus, quelques fois vainqueurs, ils se sont toujours présentés comme le but constant des agressions des autres compagnonnages. Les boulangers ont été souvent attaqués, seuls ils portent la canne à pommeau argenté ; aussi, quand ils apparaissent sans être en nombre l’agression est certaine.
Les ouvriers en soie ou ferrandiniers ont été plus heureux, non pas qu’on reconnaisse leur compagnonnage, mais parce qu’ils sont nombreux à Lyon et que toujours on est respecté lorsqu’on est fort. Si, jusqu’à ce jour, ils ont été à l’abri d’attaques sérieuses qu’ils ne s’en enorgueillissent pas ! Ils ont, comme les cordonniers et les boulangers, la tâche originelle : ils ne se servent de compas, de règle, ni d’équerre, ils n’ont aucun droit au titre de compagnon, ils ne le portent que par usurpation.
Telle est cependant la cause unique pour laquelle les compagnons versent le sang de quelques classes de travailleurs. Ils ignorent donc que le mot compagnon vient du latin COMES – camarade – et qu’on lui conserve sa signification véritable lorsqu’on dit compagnon d’école, d’études, de gloire, compagnons d’armes. Qui dit compagnon dit un ami dévoué dans la mauvaise comme dans la bonne fortune.
Vous tous compagnons vous n’avez pris ce titre que parce qu’il impliquait l’obligation de remplir les devoirs de l’amitié la plus dévouée, compagnons de plaisirs, vous devez l’être de peine et de misère. Pourquoi dès lors empêcher que des boulangers, des cordonniers soient entre eux des bons camarades, de bons compagnons ?
Pourquoi empêcher qu’ils aient un Devoir, c’est-à-dire une loi particulière, des signes, des mots de ralliement, à l’aide duquel ils puissent dans toutes les villes de France trouver de bons compagnons qui leur prêtent secours et assistance ? Peu importe donc qu’ils se servent ou non du compas, peu importe qu’ils exercent telle ou telle profession, ils ont le droit de s’associer, ils ont le droit de déterminer entre eux des modes de reconnaissance, de se choisir de sincères amis, de bons compagnons, de se préparer à lutter ensemble contre les rigueurs d’une mauvaise fortune.
Les persécuter, les frapper est un crime, leur interdire le compagnonnage, c’est les condamner à la misère, c’est abandonner à la santé publique de pauvres gens atteints de maladies imprévues ou réduits au manque absolu de travail, c’est leur interdire les consolations de l’amitié. Loin de leur pays, privés des soins d’une bonne Mère, ils se verront ravir encore l’appui fraternel de leurs dignes compagnons ! … Daignez donc réfléchir, ô vous qui vous dites les enfants de Salomon ou de Maître Jacques, et ne renouvelez pas vos agressions sanglantes ! Si du moins vous viviez en paix entre anciens compagnonnages !
Mais la guerre vous divise, quelques rubans en plus ou en moins, la manière de les porter, engendrent parmi vous des haines durables qui franchissent les limites d’une ville et bientôt envahissent toute la France. Les ordres partent avec une rapidité miraculeuse, et Bordeaux, Lyon et Paris voient éclater de sanglantes collisions. Pourquoi ? Parce que tel compagnonnage qui ne portait que quelques rubans a voulu en accroître le nombre, parce que tel autre compagnonnage qui portait ses couleurs à la boutonnière a voulu en décorer son chapeau. Ainsi, charpentiers et tanneurs vivaient en paix.
Un tanneur orna son chapeau d’un ruban en spirale et soudain la guerre éclata, car les charpentiers prétendent d’avoir le droit exclusif de porter ainsi les couleurs, vouloir les imiter c’est leur déclarer la guerre. Qui croirait qu’une cause aussi futile a occasionné la mort de plusieurs hommes ? Qui croirait qu’il y aura de nouveaux combats toutes les fois que les tanneurs prendront fantaisie de mettre à leur chapeau des rubans qu’ils laissent ordinairement flotter à leur boutonnière ?
D’autres compagnonnages sont en guerre ouverte pour des misérables questions d’ancienneté. Ainsi les charrons et les forgerons se déchirent et se tuent parce que les forgeurs prétendent, comme les plus anciens, avoir le pas sur les charrons, et veulent du respect et de la déférence… Ces ouvriers travaillent ensemble dans les mêmes ateliers : les uns façonnent le bois les autres le fer, il faut qu’il y ait entre eux concours (Compétition.) de volontés, alors il y a entre eux accord parfait. On dirait des membres d’un même compagnonnage, on les croirait des sincères amis, mais l’atelier fermé, il y a scission complète.
Chacun reprend ses passions, ses haines, ses colères. Quand l’occasion est favorable, le combat s’engage, et s’il n’y a point de morts, on a toujours à déplorer d’horribles et graves blessures. Le fanatisme le plus aveugle domine tellement ces compagnons que nous avons vu sur les bancs correctionnels deux amis intimes qui, nés au même village, partis ensemble, voyageant ensemble, travaillant dans le même atelier, l’un charron, l’autre forgeur, avaient néanmoins été entraînés dans ces luttes impies et s’étaient frappés cruellement !
Et cependant, ils avaient promis à leurs mères éplorées, de s’aider, de se défendre, de veiller l’un sur l’autre : ces pauvres mères avaient reçu leurs serments. Confiantes, elles s’étaient séparées de leurs fils avec moins de douleur, et le stupide fanatisme a tout détruit, l’amitié a fait place à la haine et la paix à la guerre. Nous ne citerons aucun autre fait, nous ne parlerons d’aucun autre compagnonnage. Ce que nous avons dit suffit pour signaler le mal qui ronge ces sociétés au cœur, et pour déterminer les moralistes à tenter d’y apporter remède.
Le remède sera facile si les francs-maçons le veulent. Déjà, nous l’avons dit, beaucoup de charpentiers, de serruriers, etc… sont francs-maçons. Ils ont l’influence naturelle du maître sur ses ouvriers, ils ont l’influence que leur donne leur qualité de maçon ; car les compagnons reconnaissent les francs-maçons comme leurs égaux. Ils peuvent donc librement aborder les questions d’égalité du compagnonnage, et leur faire comprendre tout ce que les querelles offrent à la fois de ridicule et d’odieux.
Ces querelles sont ridicules par la futilité des motifs qui leur donnent naissance. Elles sont odieuses, car elles répandent un sang généreux qui appartient au pays et ne doit couler que pour lui ou dans un intérêt d’humanité.
Elles sont funestes, car l’autorité intervient justement pour le besoin de l’ordre. Elle procède à de nombreuses arrestations, une longue détention en est la suite. Les débats s’ouvrent, et les compagnons ont à subir, non seulement la flétrissure d’une condamnation, mais encore la honte de s’avouer ignorants, stupides, et de ne pouvoir indiquer au tribunal un motif plausible de querelles.
Elles sont ruineuses : il faut nourrir les prisonniers, payer des dommages-intérêts aux blessés, acquitter des frais considérables de procédure ou s’en affranchir par d’humiliants certificats d’une mensongère indigence. Parlerais-je de réclusion, de travaux forcés ? Les compagnons savent que des arrêts assez récents de la cour d’assises du Rhône témoignent malheureusement que de pareils dangers sont à craindre.
Si maintenant, nous nous élevons à des considérations générales, notre blâme devient plus sévère, car c’est vous compagnons, qui appelez sur le peuple l’amère critique des puissants du jour. C’est grâce au scandale de vos luttes qu’ils osent dire : le peuple est une bête sauvage qu’il faut museler. C’est donc vous compagnons, qui êtes un obstacle à la réalisation des idées progressives d’égalité, de fraternité.
L’esprit constamment occupé par vos guerres intestines, vous devenez haineux et cruels, vous vous faites justice vous-mêmes et arrivés à un âge plus avancé, séparés des compagnonnages, vous apportez dans la vie civile vos vieilles habitudes de jalousie, de haine, de querelles et de luttes. D’autres causes vous agitent alors. Nous réclamons ensemble l’émancipation politique, mais les classes riches, éclairées, sont défiantes, elles résistent, et les jours de la paix et de concorde ne nous apparaissent plus que dans un lointain avenir.
Voyez, si ce n’est pas votre faute ! Votre compagnonnage vous offre des enseignements suffisants, et vous les dédaignez. Vos fondateurs vous ont commandé l’amour de vos semblables, et vous préconisez la haine, ils ont voulu la paix et vous prêchez la guerre, l’égalité, vous êtes aristocrates, vous voulez dominer, c’est sur la force brutale, aveugle, que vous fondez votre empire.
Revenez donc à des idées d’une vraie égalité, vous vous plaignez qu’on ne la respecte pas envers vous, commencez à la respecter envers les autres : quand d’autres compagnonnages vous demandent l’alliance, ne vous enquerrez pas s’ils se servent du compas, s’ils ont une date récente ou ancienne, demandez seulement si leurs principes sont l’égalité et la fraternité, le dévouement à toutes les souffrances, et serrez la main qu’on vous offre.
Agissez ainsi et vous rendrez d’immenses services. Gravez ces mots dans les lieux de vos séances : égalité de tous, fraternité entre tous, vous en recueillerez les premiers fruits, vos consciences seront tranquilles, vous n’aurez plus à subir les malédictions d’un vieux père privé de son dernier appui, de son unique fils, tué dans une querelle de compagnonnage, vous échapperez au blâme de la justice, à ses peines rigoureuses, et la maçonnerie, votre sœur, s’applaudira de son plus beau triomphe. Elle aura scellé l’alliance entre tous les compagnonnages, l’union entre tous les travailleurs.
Le 2 août 1839, un second article du même auteur est publié dans ce même journal (N° 1454 ; Bibliothèque numérique de Lyon.) engageant l’Église, elle aussi, à faire acte de pacification des compagnonnages :
Des nouvelles scènes de désordre ont de nouveau affligé le pays. Des jeunes gens qui sont sa richesse et son espoir ont fait couler le sang à Paris, à Toulouse (2*) et dans d’autres villes. L’autorité avertie a vainement employé la force, elle n’a pu empêcher le crime.
Quelques morts, un grand nombre de blessés, tels sont les tristes résultats des rivalités de compagnonnages, de ce fanatisme sauvage qui pousse des hommes contre d’autres hommes et les fait s’égorger sans motif. Déjà, dans un premier article, nous avons essayé de combattre ce fanatisme, puissent ces nouvelles observations agir sur quelques esprits, puissent-elles empêcher quelques violences ! On sait que lorsque deux compagnons se rencontrent sur une route, leur premier mouvement est de se reconnaître, des signes sont échangés, et, s’ils n’appartiennent pas au même devoir, au même compagnonnage, la lutte est engagée, mais toujours par ceux qui se croient les plus forts : rarement l’on voit un duel à force égale.
L’homme fort attaque l’homme faible : trois, quatre, six hommes en attaquent un, deux, trois, et ils ne craignent pas de se glorifier ensuite de leur courage. Justifions notre langage par le récit d’un fait que nous tenons de la bouche de l’un de ceux qui en furent victimes. Deux jeunes compagnons cheminaient péniblement sur une grande route, bien désireux d’arriver au terme de leur journée et de se délasser de leur longue marche.
Une voiture publique les atteignit, six compagnons en descendirent frais et dispos. Les deux piétons appartenaient malheureusement à un compagnonnage rival. Quoique harassés de fatigue, ils furent assaillis, frappés brutalement et laissés gisant sur la route. Leurs lâches assassins remontèrent joyeux en voiture, s’inquiétant peu s’ils ne laissaient que deux cadavres ou si ces pauvres compagnons respiraient encore. Ce crime est resté impuni : l’autorité, trop tardivement informée, ne put faire arrêter les coupables qui échappèrent ainsi à la flétrissure du bagne qu’ils avaient si bien méritée.
Disons-le, à la honte de notre époque, si vantée pour ses progrès et ses lumières, les sauvages sont moins barbares. Quand ils égorgent d’autres hommes, c’est pour les dévorer, c’est pour affaiblir leurs ennemis, quand ils attaquent d’autres peuplades c’est pour faire des prisonniers et les vendre. Ce sont des crimes, mais on les com- prend, le sordide intérêt, l’anthropophagie les expliquent. Tandis que vous compagnons, vous ne connaissez pas vos victimes, vous ne les reverrez jamais, vous ne les volez pas, vous ne les dévorez pas, vous ne pouvez les vendre.
Vous n’avez aucun des motifs qui poussent les sauvages, vous êtes donc plus barbares, puisque c’est froide- ment, avec impassibilité, que vous mutilez un homme, sans cupidité, sans haine, vous le tuez. Vous êtes donc au-dessous des sauvages, au-dessous de la bête féroce qui ne dévore que lorsque la faim la tourmente. Qui pourra vous éclairer ? Qui pourra vous ramener à des idées de justice et de fraternité ?
On n’a pas oublié que dans mon premier article, je faisais un appel au chef d’atelier, à ceux qui ont été compagnons, à ceux qui furent également aveugles et fanatiques, et qui aujourd’hui ont ouvert les yeux à la lumière maçonnique et ont compris ses enseignements.
On se rappelle qu’à eux seuls je confiais l’honneur de cette grande œuvre de régénération. L’autorité est impuissante, disais-je, la force peut réprimer, mais elle ne peut éclairer, elle ne peut convertir, les événements l’ont démontré. À Toulouse, les compagnons boulangers ont voulu célébrer une fête, les autres compagnonnages ont déclaré qu’ils y apporteraient obstacle.
L’autorité avertie a requis la force armée, elle a voulu avec raison maintenir aux boulangers un droit qui leur appartient, des troupes les ont escortés jusqu’à l’église, et, malgré ces précautions menaçantes, les boulangers ont été attaqués. Deux hommes ont été tués, de nombreux blessés sont restés sur le champ de bataille. L’autorité, malgré sa vigilance, la force armée, malgré son courage et son dévouement, n’ont pu conjurer d’aussi fatales atrocités.
Faut-il désespérer d’éclairer jamais ces jeunes gens ? Faut-il désespérer d’extirper jamais les racines d’un fanatisme aussi aveugle, aussi stupide ? Non, il faut persévérer dans la lutte, il faut écraser l’infâme. Les compagnons admettent leurs doctrines si simples, si sublimes du Christ, mais ils en restreignent l’application à leurs camarades, aux compagnonnages amis. Les compagnonnages se placent sous le patronage d’un saint, ils célèbrent tous les ans sa fête, et tous les ans, ils lui offrent les honneurs d’une messe solennelle. Pourquoi ne s’aiderait-on pas de l’influence du catholicisme ? Pourquoi ne prierait-on pas le clergé de la prêcher cette égalité, cette fraternité sainte que prêchait Jésus ?
Ces enseignements offerts par un homme d’énergie pénétreraient peu à peu ces cœurs insensibles, la parole véhémente d’un nouveau Bridaine (*) assouplirait au moins quelques-uns de ces caractères indomptables, et si une fois on gagnait parmi eux quelques hommes, les autres suivraient insensiblement la voie de l’égalité et de la fraternité qui leur aurait été tracée.
(* Jacques Bridaine (1701-1767), missionnaire français. Il se fit remarquer par la ferveur de son zèle et par une éloquence mâle, hardie et pleine de saillies inattendues. Il parcourut presque tous les villages du Midi, et fit jusqu’à 256 missions. On voulut l’entendre à Paris : il prononça à Saint-Sulpice un sermon sur l’éternité qui fit une grande impression sur son auditoire et dont le début est cité comme un chef-d’œuvre. Ses sermons ont été publiés en 1821, par A. Seguin, Avignon, 5 volumes in-12. On a aussi de lui Cantiques spirituels.)
Si les compagnons refusent le sermon, qu’on leur refuse la messe. Pour obtenir l’une, ils subiront l’autre, et malgré eux, ont les éclairera, malgré eux, la parole évangélique pénétrera leurs cœurs et y laissera des germes féconds. Le mal est si grand, il a jeté de si profondes racines qu’il faut le combattre par tous les moyens, je vais en indiquer un que je crois puissant. Je demande que, lors de l’initiation, on exige des chefs d’ateliers, entrepreneurs, etc. enfin, de tout homme à la tête de quelques ouvriers, un serment ainsi conçu :
« Je jure de n’admettre parmi mes ouvriers que les compagnons qui promettront de s’abstenir de toutes violences contre d’autres com- pagnons et de considérer comme frères tous les travailleurs, quelle que soit leur profession, qu’ils soient compagnons ou non et quel que soit leur compagnonnage. Je jure d’expulser de mes ateliers tout ouvrier compagnon ou non, qui volontairement, aurait pris part à une rixe de compagnonnage. »
Quel est le chef d’atelier qui reculerait devant un pareil serment ? Son pouvoir sur ses ouvriers n’est-il pas tout paternel ? Ne doit-il pas les considérer comme ses enfants et éloigner d’eux des dangers qui menacent leur honneur et leur existence ? Car les rixes amènent les blessures graves, la mort pour les uns, la prison et les bagnes pour les autres. Pourquoi le chef d’atelier ne leur inspirerait-il pas une terreur salutaire ? Pourquoi ne leur imposerait-il pas un serment honorable à la fois et pour celui qui le prêterait et pour celui qui l’exigerait ? Enfin, pourquoi le chef d’atelier n’expulserait-il pas immédiatement de ses ateliers celui qui aurait violé son serment ?
Le moyen que j’indique peut ne pas plaire à tous, mais si l’on réfléchit à ses résultats immenses, toutes les répugnances cesseront. L’intérêt qui nous occupe n’est-il pas celui de la nation ? Les ouvriers ne sont-ils pas sa partie la plus virile, la plus robuste ? Ne sont-ce pas les ouvriers qui alimentent nos armées, protègent nos frontières et toujours sont prêts à faire à la patrie l’offre désintéressée de leur sang ? À eux les sacrifices, les dévouements, aux autres les récompenses.
En 1830, ils engagent le combat, et en soutiennent tout le poids, vic- torieux, ils retournent à leurs travaux, les habiles se présentent et en recueillent les fruits. Dans une inondation, dans un incendie, qui donc brille au plus fort du danger, sinon cette classe ouvrière, au bras vigoureux, au courage indomptable ? Qui donc, est plus humain, plus généreux ? Qui donc est plus prompt à soulager la misère, à soutenir le faible, à se jeter au-devant de la force qui opprime ? Et cependant, sitôt que le bandeau du fanatisme s’abaisse sur ses yeux, sitôt que le compagnonnage lui apparaît avec ses hideuses exigences, son féroce despotisme, tout ce qu’il y a de noble, de grand en elle s’évanouit et cette jeunesse si pure de désintéressement, si riche de dévouement et de belles actions.
Cette jeunesse pour laquelle nous n’avons pas assez de louanges, de palmes et de couronnes, devient tout à coup ignorante, stupide et barbare. Honte aux compagnonnages qui opèrent de si douloureuses transformations ! Il faut que ce mal cesse, il le faut de toute nécessité. Honneur à la maçonnerie si elle est assez heureuse pour nous en affranchir ! Honneur aux maçons qui se dévoueront à la mission humanitaire à laquelle nous les appelons !
Il est à noter que c’est l’année suivante que les compagnons boulangers tentent de se rapprocher des compagnonnages du Devoir afin de passer un pacte d’union et de concorde réciproque. Est désigné pour cela la cayenne de Lyon, 7e du Tour de France. Cette assemblée générale (assemblée de tous les corps d’état du Devoir, enfants de Maître Jacques) n’a pas lieu en règle et ne donne aucun résultat.
C’est également cette même année 1840 que le barde poète, « régénérateur du compagnonnage », Jean-Baptiste Arnaud, Libourne le Décidé, compagnon boulanger, séjourne à Lyon lors de son Tour de France. Nous ne pouvons imaginer que ces lignes pacificatrices du franc-maçon Philibert Chanay ne soient pas tombées entre les mains des compagnons boulangers de la cayenne de Lyon. Elles ont sans aucun doute influencé positivement d’une manière ou d’une autre les rapports entre les différents corps d’état compagnonniques.
Philibert Chanay, deux ans plus tard, s’adresse directement aux francs-maçons lyonnais dans La Revue Maçonnique, tome 4 (1841), afin que les loges s’engagent dans un travail de pacification et pour cela qu’elles initient à la maçonnerie les représentants des différents compagnonnages. Nous observons dans cette démarche une volonté d’ouvrir la franc-maçonnerie à l’ouvrier itinérant, et non plus uniquement à l’ancien compagnon, chef d’entreprise.
Philibert Chanay nous dit : « L’homme fort attaque l’homme faible : trois, quatre, six hommes en attaquent un, deux, trois, et ils ne craignent pas de se glorifier ensuite de leur courage. » Malheureusement la presse (Le Censeur, journal de Lyon, 18 novembre 1842, n° 2474.) vient confirmer les dires de l’avocat Philibert Chanay :
On lit dans Le Sémaphore :
De temps en temps, les compagnons du Tour de France se donnent le passe-temps d’assommer quelqu’un de leurs camarades. Marseille, depuis un mois, est devenu un véritable champ de bataille où des bandes nombreuses de valeureux champions armés de gourdins ou de massues se précipitent bravement sur un homme isolé, le battent comme plâtre, et ne se retirent qu’après l’avoir laissé à terre, couvert de contusions, et le plus souvent baigné dans son sang. Nos lecteurs se rappellent que nous avons parlé ces jours derniers d’un assassinat de ce genre commis sur la personne d’un ouvrier de la rue de l’Étrieu. Nous avons été samedi dernier témoin d’une semblable scène qui a eu lieu sur la Canebière à huit heures du soir, au milieu des promeneurs stupéfiés et indignés, et à la lueur de vingt lanternes.
Huit à dix individus en assommaient un autre qui est venu tomber sur le seuil d’un magasin situé dans le voisinage de la rue Pavé d’Amour, où ce malheureux a pu être mis à l’abri des coups qui pleuvaient sur lui. Cet homme était dans un état déplorable. Ceux qui l’avaient ainsi maltraité, profitant de l’attention universelle qui s’était portée sur le blessé, ont pu tranquillement gagner le large sans avoir à redouter les suites de ce lâche guet-apens. C’étaient, dit-on, des garçons boulangers.
Il est vraiment inconcevable que de pareilles scènes se reproduisent si souvent et si impunément dans notre ville. À défaut de la surveillance de la police, qui ne peut se trouver partout en même temps, les compagnons honnêtes de toutes les classes qui déplorent ces collisions sanglantes, ces lâches attentats, devraient eux-mêmes exercer une surveillance jalouse sur leurs camarades, et signaler à l’autorité ceux d’entre eux qui se rendent coupables de pareils actes. C’est le seul moyen qu’ils puissent prendre pour décliner la responsabilité de ces actes, qui font planer sur la masse des compagnons les préventions les plus fâcheuses.
Les fraternisations de 1848
À Paris, le 21 mars 1848, au lendemain de la révolution, est organisée une grande manifestation inter-compagnonnique et fraternelle, à laquelle participent entre huit et de dix mille compagnons de tous corps. Le 1er avril, c’est à Lyon qu’a lieu une démonstration semblable :
[…] Le but de cette manifestation était, à ce qu’on nous a rapporté, de prouver à toutes les villes que les vieilles rixes entre les divers corps de compagnonnage ne doivent plus exister sous la république […]
Après révolution, de nombreux efforts sont faits pour rassembler les différents Devoirs sous une seule bannière fraternelle. Une constitution est établie par différents compagnonnages et signée par les compagnons boulangers.
Cette constitution aura un effet positif sur les mœurs des compagnonnages, en particulier sur ces déplorables rixes, mais l’on est encore loin, très loin de la reconnaissance officielle souhaitée par les compagnons boulangers.
Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D. Extrait du livre LE PAIN DES COMPAGNONS