Pain au lièvre

LE PAIN AU LIÈVRE, DE JOSEPH CRESSOT (1943)

Certains écrivains ont évoqué leur enfance dans leur village natal avec précision et nostalgie, et on les lit toujours avec plaisir.
Il en est ainsi de Joseph CRESSOT (1882-1954). Né à Chatoillenot (Haute-Marne) dans une famille de modestes vignerons, il fut admis en 1898 à l’Ecole Normale de Chaumont. Nommé instituteur en 1906 à Bonneville puis à Beauvais, il poursuivit sa carrière d’enseignant et fut nommé inspecteur de l’Instruction publique à Bar-sur-Seine (10) en 1909 puis à Saverne (67) en 1919. Est l’auteur d’articles et ouvrages pédagogiques mais il est aujourd’hui connu pour avoir publié en 1937, en feuilleton, L’Enfant et son village dans le journal Le Républicain lorrain, qui deviendra en 1943 Le Pain au Lièvre.
Il décéda à Saint-Cloud (92) en 1954. Une rue de son village natal porte son nom.

Au tout début du livre, Joseph CRESSOT nous explique d’où vient son titre énigmatique…

Couverture de Le Pain au Lièvre, édition de 1943

LE PAIN AU LIÈVRE

Quand nous étions petits, le soir, nous guettions le retour du père.
Qu’y avait-il pour nous, dans sa hotte, sous l’herbe des lapins ?
C’était, au gré des jours et des saisons, la poignée de mousserons, le bouquet de fraises, la grenouille ficelée de joncs, la plume de geai, les noix fraîches… c’était, presque toujours, le mystérieux PAIN AU LIÈVRE.
Croûton durci, reste d’un goûter dans la vigne, nous le grignotions avec délices. Son nom furtif et sauvage le parfumait d’inconnu ; son nom le faisait friandise pour notre créance ingénue.
Dans la hotte aux souvenirs, j’en ai retrouvé des miettes : les voici.
A ceux qui ont un village, à ceux qui l’ont quitté et qui l’aiment toujours, puissent-elles donner le plaisir des images familières.
A ceux qui n’ont pu connaître la terre, puissent-elles inspirer quelque amitié pour les choses et les gens de nos campagnes.

Page de titre du Pain au Lièvre, édition de 1947

LE PAIN

L’homme ne vit pas seulement de pain, mais en ce temps-là, chez nous, c’est surtout de pain que l’on vivait.
Le souci du pain quotidien était toujours présent – ce qui n’est pas une façon de parler, mais une sévère, exacte vérité. Ce souci venait de loin. La mémoire des vieux, seules archives des pauvres gens, redisait les réquisitions de l’an II, la disette de 1816, les années de grêle et de blé germé. On avait payé le blé quatre francs le boisseau, mangé du pain de seigle et même de ce pain d’orge et de fèves dont la mie danse sous la croûte comme un grelot.
Le langage disait cela de cent façons. Il y avait la fierté de gagner son pain et la honte de le demander ; et chacun, qu’il fût bon comme du bon pain, ou grossier comme pain d’orge, ne souhaitait que le pain de ses vieux jours, en attendant la paix définitive du pain cuit pour toujours.

Sur la table, il tenait la première place. Manger les légumes ou le lard sans pain était un scandale, mais on avait l’habitude du pain sec, du pain « tout seul ». Ne l’aimant pas frotté d’ail ou parsemé de gros sel, je me suis fait parfois la plaisanterie d’un petit morceau sur le gros, sous le pouce, et mué en rôti.
Le pain en lèches faisait le fond de toutes les soupes, qu’elles soient trempées du bouillon de la potée, de lait ou d’eau claire. Grand’mère et petit-fils échangeaient un sourire édenté devant la même panade, et c’est sur une croûte de pain que les marmots bavaient généreusement pour calmer leurs gencives.

« Sur la table, [le pain] tenait la première place », comme sur cette photo des années 1910 prise dans la région de Mortagne-sur-Sèvre (Vendée).
(Photo extraite du livre de Jean-Pierre Bertrand : Pains et gâteaux traditionnels de Vendée ; La Roche-sur-Yon, Ed. Siloë, 1999).

L’eau pannée annonçait aux malades la fin de leur diète. Et que de tartines pour nos appétits des quatre heures ! Beurre ou lard, miel ou confitures, crème épaisse ou fromage blanc… Il y avait aussi de délicieuses rôties au vin sucré… et il y avait le pain sec qu’on emporte au lit, les soirs d’orage paternel ; pain de honte, qui se venge toujours ; qu’on le dévore sous le drap, les yeux cuisants, ou qu’on le dédaigne, on rêve de chiens méchants et on se réveille les fesses mordues par les miettes enragées.

Nous ne connaissions guère que le pain de ménage, pétri et cuit à la maison.
Le meunier – il riait de s’appeler Noirot alors que le maréchal s’appelait Blanchot – passait chaque quinzaine. Il emportait le blé, il rapportait farine et son. De loin l’annonçaient les grelots de ses quatre chevaux ; des épaules puissantes s’encadraient dans la porte, et, aussi à l’aise sous ses cent kilos que s’il n’eût eu qu’une rose à la bouche, le garçon meunier faisait gémir le grenier sous ses bottes. Poudré de blanc dans son coutil bleu, le poil fleuri de farine, il buvait debout son verre de vin et s’en allait plus loin.

Le meunier, gravure extraite du site guebel.net (biographie de Johann Adam Guébel (1741-1807).

Ma mère cuisait dix pains de huit livres ; ils ne faisaient pas la semaine. « Mon Dieu, disait-elle, il n’y a plus qu’une miche ; il faut que je cuise demain ! – Quels dévorants, grondait mon père ; mieux vaudrait les tuer que les nourrir ! – Allons, il vaut encore mieux aller au moulin qu’au médecin. »

Le travail des champs et des vignes passait d’abord, les besognes de la maison venaient par surcroît. Nos femmes piochaient, fanaient, moissonnaient, comme les hommes. Combien de fois le pain n’a-t-il pas été fait entre les deux Angélus, celui du soir et celui du matin !
Chaque maison gardait son levain, un reste de pâte aigrie, collé au fond d’un pot à fleurs bleues. On le flairait, on le tâtait du doigt, et puis, au travail ! Combien de fois, de mon lit d’enfant insoucieux et à moitié endormi, ai-je entendu le choc assourdi de la pâte dans le pétrin ! Pendant près de cinquante ans, sans souci de l’heure, ma mère a préparé l’eau et le sel, délayé farine et levain, mélangé, brassé, donné à notre pain la force de ses bras et de sa poitrine. Elle était forte, et quand la force défaillait, il restait le courage.

« Pendant près de cinquante ans, ma mère a donné à notre pain la force de ses bras… ». (Jeune femme pétrissant à La Garnache (85) vers 1900 ; photo extraite du livre de Jean-Pierre Bertrand : Pains et gâteaux traditionnels de Vendée ; La Roche-sur-Yon, Ed. Siloë, 1999).

La belle pâte lisse, déjà bossuée de bulles, reposait un moment dans le pétrin. On préparait les corbeilles d’osier blanc, cabas ou beuchins ; on les saupoudrait de fleur de son. Chacun recevait sa part, mol écheveau mouvant aux deux mains tournantes. Et puis, sous la laine ou l’édredon, la pâte levait, plus ou moins vite, suivant le temps ou le levain. Quelle émotion quand, oubliée le temps d’un court sommeil, on la retrouvait fuyant des corbeilles !

Chaque maison avait son four, soit au-dessus du foyer, soit dans une petite chambre, et souvent son toit rond faisait au dehors comme l’abside d’une chapelle. La voûte était de briques, parfois de terre battue et cuite, d’un seul bloc. On allumait le feu au bord du four et peu à peu on le poussait vers le fond ; les épines noires de nos haies qui avaient menacé les épis cuisaient le pain. Dans le four ardent, des fagots entiers s’allumaient d’un seul coup, en crépitant, et la flamme, coulant en nappe, fuyait vers la cheminée comme une cascade renversée.
Il fallait gouverner ce feu, manier à bout de bras racloir et fourgon, amonceler les braises… A la voûte noircie paraissait une fleur de cendre claire, qui gagnait les bords : le four était à point. Sa porte de fer close un instant, on enfournait.

C’était le moment où il convient de n’avoir point « les deux pieds dans le même sabot », et ma mère nous mettait lestement dehors. Sur la grande pelle, d’un geste vif, pan ! elle renversait chaque cabas ; la pâte devait se détacher du coup. Avant même qu’on eût commencé de s’étaler, la pointe du couteau l’avait fendue en croix et elle sautait dans le four, à sa juste place. Cela dix fois de suite, les cabas vides valsant, et puis l’on avait le droit de souffler…

Une boulangère (vers 1855), huile sur toile de Jean-François Millet (1814-1875), du Kröller-Müller Museum, Pays-Bas.

Dix minutes plus tard, dans le four entr’ouvert, on voyait les pains blonds monter en dômes craquelés, assez fermes déjà pour se ranger docilement sous une poussée légère. Au bout d’une heure, on tirait le pain ; les miches rousses et bruissantes se refroidissaient lentement, pendant que, par la porte ouverte, l’air chaud bondissant par-dessus les toits s’en allait porter dans tout le village l’arôme du pain nouveau.

Le four ne restait pas vide. C’était le tour des galettes : simple reste de pâte, qu’on mangera brûlant, frotté de beurre et de gros sel, vraies galettes à losanges, qui connaissent les œufs et la graisse ; tartes aux quetsches et aux mirabelles, flans de vermicelle et de fromage… Il y avait toujours, sur le seuil de la vieille chambre, des museaux ingénus qui attendaient.
Et que ne glissait-on pas dans ce four complaisant ? Les pommes de terre du souper, la daube en sa casserole, les séchoirs de prunes, de poires en quartiers, les cosses de pos pour brunir le bouillon, et jusqu’à la plume des volailles, avant d’en bourrer les oreillers.

Femme enfournant, vers 1900. Photo du site abbaye-saint-hilaire-vaucluse.com

 

On nous refusait le pain tout chaud, mais quel régal que le pain tendre ! Plusieurs jours de suite, ce pain de ménage était exquis. Rassis, il était encore bon, et nos appétits d’enfants ne disaient jamais assez. Le pain trompait notre impatience en attendant le souper, et il servait parfois de dessert. Nous préférions la croûte à la mie et quand nous étions seuls au moment du marender, la miche prenait une singulière figure. Mon père ne demandait pas qui avait « talonné » ; un couteau justicier refaisait l’équilibre et distribuait la mie aux innocents comme aux coupables.

Il arrivait que le pain fût manqué : chaleur ou froid, levain ou farine… je ne sais, mais la pauvre maman n’était pas plus fière des galettes anémiques que des orgueilleuses levant trop haut une croûte vide et noircie. Ces miches s’en allaient comme les autres, et aussi le pain moisi des étés humides, fleuri de jaune et de bleu. « Cela te fera grandir… » et puis « tu en verras d’autres quand tu seras soldat ! » – On ne croyait pas si bien dire !

Les fours silencieux pleurent dans le noir et s’effondrent. Les maies délaissées songent sous leur couvercle. Pour trop peu de jours encore, les vieux bras lassés se souviennent de ce que les jeunes n’apprendront plus. Les petits ne savent plus ce qu’est le mystérieux, le délicieux « pain au lièvre » qui nous revenait des champs au fond de la hotte. Et plus jamais, je ne porterai à la tante Sœurette son pain d’une livre, un pain fendu dont j’écornais l’angle blond, plus savoureux que la brioche.

A Chatoillenot (Haute-Marne), village natal de Joseph Cressot, la grand’rue porte le nom de son livre de souvenirs. (Photo extraite du site gilbert-delbrayelle.fr sur Chatoillenot).

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