La misère des Garçons Boulangers à Paris

LA MISERE DES GARÇONS BOULANGERS

DE LA VILLE ET FAUXBOURGS DE PARIS.

A TROYES,

Chez la Veuve GARNIER, Imprimeur, Libraire, rue du Temple.

Avec Permissions.

PERMISSION

J’ai lu, par ordre de Monsieur le Lieutenant-Général de Police, un livre qui a pour titre:

La misère des Garçons Boulangers, &c. dont on peut permettre la ré-impression, à paris le 29 septembre 1715, Passart,

Vu l’Approbation. du Sieur Passart permis d’imprimer. Fait à Paris, ce 2 Octobre 1715.

M. R. DE VOYER D’ARGENSON.

LA MISERE

Des garçons Boulangers de la ville & Faubourgs de Paris

LECTEUR, écoutes un peu, rumines et considère,

Les plaintes que je fais de ma propre misère,

Je vais par ce discours, te faire envisager,

Les maux qu’il faut souffrir quand on est boulanger,

Campé dessus mon Four avec une ratissoire,

J’endure autant de mal que dans un purgatoire,

Où parmi les douleurs, souvent de fois j’ai vu,

Sous le poids des travaux succomber ma vertu.

Après que ma jeunesse en des maux soit passé,

Dont le seul souvenir afflige ma pensée,

Mon unique repos n’est plus qu’à soupirer,

Pour éteindre les maux que je dois endurer,

A toujours travailler, & du corps & de l’âme,

Je languis, je sue & je me pâme:

Un corps comme le mien, qui n’est point fait de fer,

Est par trop délicat pour un si rude enfer

On a point fais pour nous l’ordre de la nature;

La nuit, temps de repos est pour nous de torture,

La Lune & le Soleil pour nous tournant sans fruit,

Car ce n’et pas pour nous qu’ils tournent & font la nuit.

On commence chez nous dès le soir les journées,

On pétrit des le soir la pâte des fournées:

Arrive qui voudra, faut, de nécessité,

Passer toutes les nuits dans la captivité.

A peine a-t-on fermé les yeux lorsqu’on repose;

A peine rêve-t-on sur quelque belle chose,

La servante à l’instant nous vient tous éveiller,

Sans nous donner le temps de pouvoir sommeiller.

Du souper au lever, il n’y a pas une heure,

Et le repos n’est pas dans cette heure d’un quart d’heure.

Il faut pourtant quitter les sacs & le bucher,

Où depuis un moment on s’est venu coucher.

Etant tous étourdis, l’un faute à la farine.

En endosse un gros sac qu’il met sur son échine,

L’autre en frottant les yeux s’éveille & coure à l’eau,

Qu’il a mis échauffer dans un vaste fourneau;

L’autre de son pétrin racle les ratissures,

Se presse d’en ôter la poudre & les ordures,

Et souffre plus de mal en grattant son pétrin,

Que n’a un Ramoneur en ramonant pour son pain:

Ce Pétrin est-il net ? Aussitôt un obstacle,

Survenant, gâte tout par un nouveau miracle;

On voit des escadrons en habit de Corbeau,

Farfouiller la farine & se noyer dans l’eau:

Les uns diligemment de la paroi dénichent,

Les autres au pétrin dans des recoins se fichent,

Ainsi tout ce qu’ils font est pour faire enrager,

Jurer, crier, gémir un pauvre Boulanger.

Mais malgré ces lutins, faut presser la tournée,

Faire que tout soit cuit de grande matinée;

Il faut pétrir, enfin passer toute la nuit,

Cependant qu’un chacun se fagote en son lit:

Après, des gresillons à qui je suis en proie,

Viennent au grand galop interrompre ma joie,

Lorsque pour divertir l’ennui de ma prison,

Sur mon four, je commence a chanter ma chanson.

Me faisant ressentir leurs dents & leurs morsures,

Soit aux bras, soit aux pieds m’accablent de blessures:

O Dieu ! vit-on jamais dans la Captivité,

Un Forçat plus pâtir dans son adversité ?

Faut malgré tout cela travailler a la hâte,

Tourner & retourner la farine & la Pâte,

Après en mille & mille morceaux la diviser,

Puis à différents poids mille fois la peser,

Car parmi tant de pains chacun a son caprice,

Chacun y veut sont goût & différente épices,

Il en faut faire exprès pour l’homme sensuel,

Dans l’un il faut du lait, & dans l’autre du sel,

Il faut faire les uns d’une longue figure,

Les autres bien fendus, dorés en l’ouverture,

L’un veut être carré & doré par les coins,

L’autre dans sa rondeur de cornes ne veut point,

Celui-ci veut la forme & façon de Gonesse,

L’un la légèreté & la délicatesse,

Celui-ci demi bis être un peu pesant,

Pour soulager le pauvre & la bourse au passant,

Deux, trois pains sont ils fait ? Un chacun tout à l’heure,

Veux avoir sa place & sa demeure,

Demande être logé dans un petit plateau,

Ni plus ni moins qu’un Prince repose en son Château,

Cependant qu’on les met, je saute la montée,

Courant au bois fendu, j’en prends une chartée,

Vite avec un tison je mets le feu au four,

Précipité de voir tous mes pains cuits au jour,

Il n’est pas plutôt chaud, je cours à la chaudière,

De mon rable allongé, ainsi qu’une rapière,

Je parcours de mon four les côtés & le fond,

Me pressant d’étouffer la braise & les charbons,

Lors, parmi les ardeurs du feu & de la flamme,

Je me sens consumer jusqu’au centre de l’âme,

Vêtu comme un faquin, sans chemise & tout nu,

Je n’ai qu’un geunillon qui me couvre le cul,

Tout trempé de sueur, à l’instant je vais prendre,

Le couvillon mouillé pour nettoyé la cendre,

Et après le quittant, sans faire aucun délai,

Je me jette à la pelle & me lance au balai,

Puis prenant un éclat, je cours à la coignée,

Pour couper une allume, éclairant ma fournée,

Mais quelquefois le bois rompant par la moitié,

Fait sauter un rondin qui me casse le pied,

Si-tôt mon camarade apporte sa fournée,

Dépêches-toi, dit-il cherche de l’araignée,

Ce remède à ton pied sera médicinal,

Tantôt ne paraîtra rien du tout à ton mal.

Dépêches, enfournes donc au plutôt ta fournée,

Nous n’aurons jamais fait, prends donc de l’araignée,

Et pour lors voltigeant, plus vite qu’un héron,

Je me jette à la pelle & puis au pelleron,

Sur mes pas je reviens, je descends dans la fosse,

Pour venir commencer mon pénible négoce,

J’en enfourne d’un fil deux cents, trois cents, félon

Que l’amas des plateaux m’incommode au talon,

Afin que mon pain long dans le four puisse cuire,

Et porter sur mon dos la couleur qu’on désire,

Je bouche tous les trous des différents chiffons,

Si je vois que le pain tant soit peu se morfond,

Ce pain long étant cuit, le pain de Ségovie,

Qu’il faut faire aussitôt me flagelle la vie,

Et si-tôt qu’il est cuit , il faut tout d’un filet,

Accourir à la fosse, enfourner le mollet,

Après le pain cornu, ensuite le chapitre,

Au nombre & quantité qu’a commandé l’Arbitre,

A peine est-il au four on vient dès le matin,

Nous étourdir la tête & demander du pain,

L’un veut du mollet, l’autre du Ségovie,

Celui-ci du pain long contente son envie,

Celui-là du Chapitre, & le veut chapelé,

Au tranchant d’un couteau d’acier bien affilé,

Un autre tourne tout ; & ne sait lequel prendre,

Sans vouloir acheter veut empêcher de vendre,

Après, dit un morveux, est-il cuit d’aujourd’hui ?

Croyant que nous avons dormis toute la nuit,

Durant ce grand débit, Sans perdre le courage,

Il faut inconsciemment recommencer l’ouvrage,

Fendre bois pour le four, s’en aller au grenier,

Bluter de la farine & faire le Meunier,

L’un remplissant son tour de ses sacs, il les lie,

Pour mettre la farine une place il balie,

Et l’autre à tour de bras, à force de poignet,

Fait aller la Machine avec son tourniquet,

Après avoir longtemps agité la machine

Bluté & re-bluté ce qu’il faut de farine,

Aussitôt on descend pour s’en aller à l’eau,

Et peut-être égarer dans le puits quelque seau.

Quand on en a tiré selon le nécessaire,

Faut venir sur le four, & puis songer à faire,

Ainsi qu’auparavant, quantité de levain,

Retourner bien la pâte, & repétrir du pain,

O déplorable état ! O déplorable office !

Hélas vit-on jamais un semblable supplice !

Quoi ? toujours travailler, toujours dans la douleur,

Sans goûter ni jouir d’un moment de bonheur,

Entre tous les métiers j’ai bien choisi le pire,

Puisque dans cet emploi le plus constant soupire,

De se voir obligé avec nécessité,

De vivre & de mourir dans la captivité,

Les autres Compagnons n’ont souvent rien à faire,

Qu’un ouvrage arrêté, limité d’ordinaire,

N’ayant point d’autre mal, quand on arrive au soir,

Qu’à se bien divertir, goguenarder, s’asseoir.

Mais au moins si j’étais Boulanger à Gonesse,

A Linas, VilleJuif, j’aurais de l’allégresse,

Car tous les boulangers, & ceux de Saint-Denis,

Ne sont point malheureux comme on est à Paris,

Je m’en rapporte à vous, est-ce avoir de la peine,

Que de fournir du pain pour deux fois la semaine,

Et puis s’en retourner au galop des chevaux,

Pendant qu’on fait bouillir de la soupe aux navets,

Ils retournent chantant, nargue de l’inconstance,

Vont boire à Saint Martin, au Cerf, à la Balance,

Le Dimanche vient-il ? braves comme Lapins,

Laissent-là la farine, & la pâte & les pains,

S’en vont tous promener au plus prochain village,

Au son des violons, & faisant badinage,

Puis jouant après les Vêpres à la boule, au Palet,

Vont boire du plus frais chopine au cabaret,

L’un y joue du salé, l’autre de la salade,

Et même un lapereau, quelquefois l’accolade,

Après on s’en revient chacun à la maison,

Se tenant par la main & chantant la chanson,

Mais hélas que mon sort est bien plus misérable !

Il n’en sera jamais, ni n’en fut de semblable,

Faut être malheureux, privé de tous plaisirs,

Sans pouvoir contenter son âme & ses désirs.

Jugez s’il fut jamais métier dedans le monde

S’il fut jamais emploi sur la terre & l’onde,

Soit parmi les français, soit parmi les étrangers,

Comme d’être à Paris un garçon boulanger

Fin

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