LA « MÈRE L’ÉTAPE »

EN 1800 LA « MÈRE L’ÉTAPE » CORRIGE LE MÉCHANT BOULANGER

Dans la littérature, le boulanger est en général présenté comme un personnage sympathique, généreux, le point central de la vie d’un quartier ou d’un village, parfois un peu bourru… sauf avec certaines de ses jolies clientes. Or, dans le roman La Mère l’Étape, d’Ernest CAPENDU, il en est tout autrement.

Ernest CAPENDU (1826-1868) était un feuilletonniste célèbre du XIXe siècle. A l’instar des Alexandre Dumas, Eugène Suë, et autres Ponson du Terrail, Ernest CAPENDU multiplia les romans de cape et d’épée et les aventures de personnages évoluant dans le passé, qui tenaient en haleine les lecteurs et faisaient perler une larme au coin de l’œil des lectrices.

La Mère l’Étape fut publié dans le magazine Le Passe-Temps, à partir du 22 octobre 1864 et se poursuivit jusqu’en 1866. L’action se déroule à Paris en 1800, après le retour d’Egypte de Bonaparte, et a pour trame la recherche de la vérité sur la mort (ou supposée telle) du capitaine Davilliers, accusé d’avoir voulu livrer l’armée française aux mamamouchis contre une grosse somme d’argent. Au moment où le peloton d’exécution faisait feu, des Egyptiens intervinrent et emportèrent le corps. Mais le capitaine Davilliers n’était pas un traître. Il survécut, et s’employa dans le secret à laver son honneur et à déjouer les intrigues de ceux qui l’avaient compromis. Mais en attendant, sa femme, sa fille Aline et son petit garçon se trouvaient démunis de toutes ressources.

Au chapitre V on assiste à la pénible scène qui se déroule chez la mère Brochard, une marchande de légumes. Aline l’implore de lui faire crédit car sa mère est malade. La mère Brochard refuse, sans pitié pour la fille d’un traître.

Survient ensuite la mère l’Étape dans le quartier : « Et tout d’abord, ce titre de mère ne pouvait être qu’une qualification figurée, car celle à laquelle il s’adressait était encore trop jeune pour en justifier l’application : à peine avait-elle vingt-cinq ans.
Qu’on se figure une femme de taille moyenne, admirablement faite, gracieusement proportionnée, leste, accorte, pimpante, sémillante et pétulante à croire que c’était du vif argent qui coulait dans ses veines. (…) Un bonnet de police, posé crânement sur l’oreille, abritait cette jolie tête : au-dessous du gland, sur un rond de drap bleu, était brodé en jaune le chiffre 17. Le reste du costume semblait avoir été emprunté, par part égale, aux deux sexes. Des bottes assez fines chaussaient un pied nerveux, et, montant jusqu’à mi-jambe, disparaissaient sous les mille plis réguliers d’une jupe de drap bleu garnie de deux larges bandes rouges superposées. (…) Ainsi costumée, la mère l’Étape était certes l’une des plus jolies et des plus fringantes cantinières que l’œil d’un soldat eut jamais contemplé. »

La mère l’Étape est donc une cantinière – ou vivandière -, qui était revenue de l’expédition d’Égypte avec la réputation d’une gaillarde à qui il valait mieux ne pas manquer de respect, car elle savait promptement tirer le sabre de son fourreau !

Et voilà enfin l’épisode de la rencontre du boulanger et de la mère l’Étape…

« Un tumulte violent qui éclata subitement dans la rue coupa net la parole sur les lèvres de la mère Eustache. C’était des cris, des menaces, des vociférations accompagnées de huées, de sanglots et d’exclamations déchirantes.
– Tenez-la bien ! tenez-la bien ! – criait-on. – C’est une voleuse ! elle a voulu me voler…
En un clin d’œil la rue, si étroite d’ailleurs, avait été encombrée. Une foule compacte se poussait, se pressait. C’était devant la boutique voisine, celle du boulanger, qu’avait lieu le gros du rassemblement tumultueux.
La mère Eustache, l’ex-cuisinière de la générale Lefebvre, qui paraissait être si fort au courant de la biographie de la cantinière, et les autres femmes causant dans la boutique, s’étaient précipitées toutes et à la fois, mues par un même sentiment de curiosité.
– Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ? – demandait la mère Eustache en écarquillant ses petits yeux. »

On apprend alors au chapitre VII que la pauvre Aline, déjà rejetée par la marchande de légumes, s’est faite éconduire de la boutique du boucher.

Au chapitre VIII elle est allée chez le boulanger et là non plus, ça ne s’est pas bien passé…

« Cette fois c’était d’un pas nerveux et ferme que la jeune fille avait quitté l’inhospitalière maison. Sans doute sa résolution était prise, car, sans hésiter, elle s’arrêta devant la porte du boulanger, ouvrit cette porte et entra dans l’intérieur.
Le citoyen Mussot le boulanger était dans son comptoir, le corps à demi ployé sur lui-même, les avant-bras écartés et posés sur le comptoir, les mains réunies et le menton appuyé sur les deux mains.
Un journal à demi déplié gisait sur le comptoir sous les yeux du boulanger.
Dans cette pose nonchalante le digne commerçant pouvait ou lire, ou dormir, ou penser sans que ceux qui passaient dans la rue et longeaient la maison pussent s’assurer de sa manière d’être positive.
C’était l’heure où le boulanger, ayant achevé sa vente, se prélassait dans les douceurs d’un farniente quotidien.

Au bruit que fit Aline en ouvrant la porte, le boulanger souleva la paupière, et reconnaissant sans doute la jeune fille, il se redressa doucement.
Se détirant à demi, il se mit sur son séant, plaçant ainsi son visage en pleine lumière.
M. Mussot était fort laid de sa personne, il prétendait qu’il avait été très joli étant petit et il rejetait les causes de sa laideur, qu’il était bien obligé d’avouer, sur les suites d’une petite vérole qui l’avait défiguré.
Le fait est que le visage était couturé, brodé, creusé, abîmé d’une façon qui prouvait toute l’ingénieuse malice de l’horrible maladie.
M. Mussot n’avait plus ni sourcils, ni nez ; à peine avait-il des yeux, mais ce qu’il avait surtout c’était une bouche, et quelle bouche ! Comme corps, le boulanger eût pu passer pour être assez bien fait, s’il n’avait eu une épaule plus haute que l’autre.
Tel qu’il était cependant, Mussot était cousu de prétentions. Il se croyait un homme à bonnes fortunes, un séducteur dangereux.
Il excusait sa laideur en prétendant que la beauté chez un homme ne signifie rien.
– L’esprit et l’intelligence, c’est tout ce qu’il faut pour plaire aux dames ! – disait-il.

« Il excusait sa laideur en prétendant que la beauté chez un homme ne signifie rien. »

En sa qualité de bavard intarissable, Mussot se croyait spirituel. Bête et sans scrupules, tout lui avait jusqu’alors réussi, ce qui le confirmait dans l’opinion qu’il avait de ce qu’il nommait sa haute capacité.
Mussot avait été marié. Il se disait veuf et il ajoutait, en riboulant ses petits yeux, que sa femme : la pauvre défunte, si belle !!! s’était noyée à la suite d’un accès de jalousie ! Mussot donnait même volontiers quelques détails à cet égard.
Il est vrai que le perruquier du quartier prétendait que madame Mussot, trouvant son mari laid et bête, avait par contre trouvé beau et spirituel un certain garçon coiffeur, dont elle avait un soir accepté le bras pour faire une petite promenade… Le perruquier ajoutait que la promenade durait depuis quelques années…
Toujours était-il que Mussot supportait admirablement absence ou veuvage et qu’il ne tarissait pas du matin au soir en plaisanteries, en bons mots et en compliments. Pas une femme, jeune ou vieille, laide ou jolie, ne pouvait venir chercher un pain sans éviter une bordée de galanteries d’un goût par trop souvent équivoque. »

Eh bien ! voilà notre boulanger habillé pour l’hiver avec une pareille description physique et morale. La suite va lui faire rabattre son caquet…

« En voyant entrer la belle jeune fille, au visage pâli, le boulanger s’était donc redressé.
-Ah ! – mademoiselle Aline ! dit-il. – Quel bon vent vous amène à pareille heure ? Au moins j’aurai donc l’avantage de causer un peu avec vous… Mais asseyez-vous-donc ! je vous en prie !
Et le boulanger désignait du geste une chaise, en arrondissant le bras et en prenant ce qu’il nommait une pose aimable.
– Inutile, monsieur ! – dit Aline… – Je désirais vous parler.
– Me parler, à moi ! Oh ! bonheur ! mademoiselle, je vous en prie, passons dans ma salle à manger, nous pourrons causer plus tranquillement.
Du geste Aline le cloua dans son comptoir.
– Monsieur, – dit-elle, – ma mère et moi nous vous devons de l’argent…
– Bah ! bah ! – dit Mussot. – Nous parlerons de cela plus tard.
– C’est que je viens de subir deux cruelles humiliations et je ne veux pas en subir une troisième.
– Vous humilier ! ah ! fi ! – s’écria Mussot. – Mais asseyez-vous donc !… Tenez ! dans mon comptoir !
Et Mussot étendit la main pour prendre celle d’Aline, mais la jeune fille fit un pas en arrière.
– Ah ! les beaux yeux ! les superbes prunelles ! – s’écria-t-il.
– Monsieur ! je vous en prie ! écoutez-moi ! – reprit Aline.
– Tout ce que vous voudrez ! Vous avez l’air d’une reine et je suis votre esclave !
– Monsieur, vous avez eu l’obligeance de nous faire crédit depuis longtemps… ce crédit, avez-vous assez de confiance en nous pour le continuer ?
– Comment donc ? comment donc ? une pratique aussi jolie…
– Monsieur ! je vous en prie, veuillez parler plus sérieusement.
– Mais je parle sérieusement, tout ce qu’il y a de plus sérieusement ! Vous êtes belle, mademoiselle, belle comme un astre et quand je vous considère je suis ébloui !
Aline se recula avec un geste empreint d’une hauteur qui fit rougir le galant boulanger.
– Je vous défends de me parler ainsi ! – dit-elle d’une voix sèche.
En parlant, les yeux de la jeune fille s’étaient abaissés sur sa main gauche… une petite bague en or uni, très simple et de fort peu de valeur, était passée au petit doigt de cette main.
Aline enleva vivement cette bague et la déposant sur le comptoir :
– Monsieur, – dit-elle avec un accent ému, – cette bague est le seul souvenir qui me reste de mon père. Je vous en supplie ne la vendez pas, mais veuillez la garder en garantie du pain que je vous prendrai pendant huit jours. Au bout de ces huit jours j’espère pouvoir vous payer et la reprendre.
– Comment ! comment !  – s’écria Mussot en se dandinant sur ses hanches et en clignant ses petits yeux. – Que dites-vous là, mademoiselle, mais j’ai en vous toute confiance. Prenez tous les pains que vous voudrez, mais permettez-moi de repasser moi-même à votre joli doigt cette bague qui… cette bague que…
– Monsieur, acceptez les conditions que je vous propose et je vous en serai sincèrement reconnaissante !
– Mais donnez-moi votre jolie main…
Aline sans répondre se dirigea vers les pains placés sur une planche, Mussot se mordit ses lèvres épaisses.
– Eh bien ! si je ne voulais pas ! – dit-il brusquement.
Aline se retourna sans toucher aux pains :
– Vous ne voulez pas ? – dit-elle. – Vous me refusez ?
– Dame ! je tâche d’être aimable et vous me traitez comme un rien du tout !
Et les petits yeux de Mussot se voilèrent à demi avec une expression méchante.
– Monsieur, – reprit Aline, – puisque vous refusez, veuillez me rendre cette bague.

« Monsieur, puisque vous refusez, veuillez me rendre cette bague. »

– Ah ! – dit le boulanger en ricanant, – cela c’est une autre histoire !
– Comment ! – s’écria avec éclat la jeune fille.
– Ecoutez donc ! Vous me devez de l’argent à moi, trois fois au moins ce que vaut cette bague et puisque je l’ai, c’est un gage, un nantissement, et je la garde !
Aline joignit les mains :
– Ah ! – dit-elle – c’est horrible !
– Dame ! – murmura Mussot, – voilà ce que c’est que d’être aussi mijaurée. Quand on veut faire la grande dame faut des écus !
– Ma bague ! – dit Aline.
– Il n’est plus temps !
– Ma bague !!
Le boulanger ne répondit pas. Aline avait les lèvres décolorées et ses dents s’entrechoquaient.
– Je ne vous ai donné cette bague qu’à la condition d’avoir du pain pendant huit jours, pour ma mère malade.

Et se dirigeant vers la tablette, Aline prit un pain. Le boulanger sortit vivement de son comptoir.
– Voulez-vous laisser cela ! – dit-il brutalement.
Aline garda le pain qu’elle étreignit de la main droite, tandis qu’elle passait la gauche sur son front. Il y avait quelque chose d’affolé dans les regards de la jeune fille. Evidemment elle ne devait plus avoir parfaitement conscience de la scène qui se passait.
Cette succession d’humiliations si douloureuses qu’elle venait de supporter avait ébranlé son cerveau. La fièvre, en faisant bondir le sang dans ses artères, troubla son imagination.
Emportant son pain, elle marcha vers la porte.
– Vous ne sortirez pas ! – cria Mussot.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! – cria Aline avec un élan de douleur furieuse.
Et en proie à un commencement d’attaque nerveuse, elle trépigna des pieds et se tordit les mains mais sans lâcher le pain qu’elle avait pris.
– Je veux sortir ! – dit-elle. – Laissez-moi ! ma mère m’attend… Elle se meurt peut-être…
– Voulez-vous me rendre mon pain ! – vociféra Mussot.
Des gens qui passaient dans la rue s’arrêtèrent devant la boutique.
– Je veux sortir ! – s’écria Aline.
Et se cramponnant à la porte, elle l’attira à elle et l’ouvrit si violemment qu’un carreau de la devanture vola en éclats.
Aline s’était élancée dans la rue.
– Mon pain ! – hurla Mussot – mon pain ! arrêtez la voleuse !
Aline était au milieu de la rue ; à ce mot elle s’arrêta soudainement comme frappée par la foudre. Mussot avait bondi sur elle et lui saisissant le bras, il la secoua rudement.
– Voleuse ! – répéta-t-il.
La jeune fille se retourna avec une majesté telle que le boulanger baissa les yeux !
– Menteur ; – dit-elle.
– Mon pain ! mon pain ! hurla Mussot en s’efforçant d’arracher le pain que tenait la jeune fille.
– C’est pour ma mère malade !  – disait Aline avec une voix qui n’avait plus rien d’humain.

« C’est pour ma mère malade ! »

La foule encombrait la rue et entourait le boulanger et la jeune fille qui étaient revenus sur le seuil de la boutique. C’était ce tumulte, éclatant soudainement, qui avait provoqué tout à coup l’attention des commères rassemblées chez la mère Brochard.
Tous les voisins et toutes les voisines étaient sur le pas de leur porte ou à leur fenêtre ; les maisons étaient garnies du rez-de-chaussée au grenier, et tous les regards étaient rivés sur le boulanger et la jeune fille.

Aline, au paroxysme de la honte et de la douleur, avait l’immobilité de la statue. Elle tenait le pain serré contre sa poitrine : ses dents s’entrechoquaient et ses regards avaient une fixité effrayante.
Evidemment elle n’entendait ni le bruit ni les cris qui éclataient autour d’elle, et cependant la foule curieuse accourait de toutes parts, se pressant, se ruant, se poussant et cependant les interpellations et les interrogations se croisaient de tous côtés.
– Mon pain ! mon pain ! – hurlait Mussot.
Et il s’efforçait toujours de reprendre son pain que la jeune fille retenait machinalement avec une force extraordinaire.
Un moment Aline parut avoir conscience de la situation.
– Monsieur ! – dit-elle, – par pitié ! laissez-moi !
Mais le boulanger ne l’entendait pas, et il continuait à secouer rudement la jeune fille qu’il avait saisie par le bras.
– Mon pain ! – criait-il.
– Je vous ai donné ma bague et ma mère se meurt !
– Mon pain ! mon pain !
– Par grâce ! par pitié !…
– Mon pain !
Et avec un geste furieux, presque féroce, Mussot prit son pain et l’arracha avec une secousse qui fit pousser un cri de douleur à Aline et un cri d’indignation à la foule, car la foule est toujours l’amie du faible.

Mais au même instant deux coups sonores retentissaient, avec ce bruit sec d’une main tapant rigoureusement sur une chair ferme…
Une paire de soufflets appliqués d’importance tombait sur les deux joues du boulanger, mais une paire de soufflets à assommer un veau, une de ces paires de soufflets qui, suivant l’expression populaire, fait voir trente-six millions de chandelles.
Mussot trébucha, lâcha son pain et recula comme un homme étourdi… Il n’eut pas le temps de se remettre :
– Ah ! lâche ! – glapit une voix claire, – tu oses insulter une pauvre jeune fille !
Ces mots n’étaient pas achevés qu’une main nerveuse saisissait Mussot par le collet de son habit, le retournait en l’enlevant presque de terre : cette main le secoua un moment comme on secoue un prunier dont on veut faire tomber les fruits, puis elle lâcha brusquement le boulanger en lui imprimant un violent mouvement en avant…

Mussot lancé par une force irrésistible, fit quelques pas dans la situation d’un homme qui va piquer une tête ; la foule s’écarta précipitamment et le boulanger perdant l’équilibre alla tomber à plat ventre, le nez précisément dans le ruisseau bourbeux.
Cette scène s’était accomplie avec une rapidité tellement merveilleuse que la foule n’avait pas eu le temps de pousser un cri, mais quand on vit, à plat ventre dans la boue, celui qui venait de provoquer l’indignation générale, un sentiment de gaieté s’empara de tous. Un immense éclat de rire accompagna la chute de Mussot et même quelques chaleureux applaudissements éclatèrent en signe d’allégresse.

Aline presqu’évanouie était appuyée contre la muraille de la maison. Près d’elle, la soutenant d’un bras ferme, était la mère l’Étape, la jolie mère l’Étape avec ses yeux étincelants, son visage empourpré, ses lèvres rouges comme des grenades en fleurs, et sa main droite étendue et menaçante.
Fière et pimpante, le courage et la provocation dans les regards, la vivandière avait une pose si belle et si gracieuse que la foule entière se sentit dominée, placée sous le charme de cette charmante et énergique créature.
Elle, l’excellente femme, ne parut pas s’apercevoir seulement de l’effet qu’elle produisait, s’occupant d’Aline, elle la baisa tendrement sur le front :
– Pauvre petite ! – dit-elle. – Elle est presqu’évanouie, allons, vous autres ! un verre d’eau ! Quand vous serez tous là à me regarder comme un évènement ?
Deux ou trois personnes se précipitèrent, mais Aline fit un effort et se redressa :
– Non ! non !… – dit-elle. – Je n’ai besoin de rien… je veux rentrer… Oh… ma mère ! ma mère !…
Et succombant enfin à l’émotion violente contre laquelle elle luttait, elle éclata en sanglots convulsifs.
– Eh ! eh ! petite ! allons ne pleure donc pas ! – cria la mère l’Étape. – Je ne peux pas voir pleurer les autres… moi, ça me rend aussi bête qu’eux !…
Elle avait pris Aline dans ses bras et elle la pressait tendrement sur son cœur. Puis se ravisant tout à coup et obéissant à une pensée subite :
– Au fait ! – dit-elle. – Qu’est-ce qu’il te voulait donc cet iroquois ?
Et elle désignait du geste Mussot qui tout honteux et couvert de boue des pieds au front, s’efforçait de regagner son domicile en se glissant derrière les rangs de la foule. »

Le récit se poursuit au chapitre IX, car la Mère l’Étape n’en a pas fini avec le boulanger…

« Aline ne pouvait répondre ; les larmes lui inondaient le visage, des tressaillements convulsifs agitaient ses épaules, et de rauques sanglots déchiraient sa gorge.
– Là ! là ! – disait la jolie vivandière en essayant de calmer la jeune fille. – Il n’y a plus de danger puisque je suis là… mais encore une fois qu’est-ce qu’il te voulait, ce vilain pékin qu’est plus laid qu’un hibou !
Et comme Aline ne pouvait pas répondre :
– Qu’est-ce qu’il voulait, ce dindon mal plumé ? – continua-t-elle en s’adressant à ceux qui l’entouraient et se pressaient pour se rapprocher d’elle et mieux la voir.
– Il paraît qu’il voulait reprendre son pain ! – répondit un jeune homme.
– Quel pain ?
– Eh bien ! celui que la petite lui avait pris.
– Elle avait pris un pain ! – s’écria la vivandière dont les sourcils se rapprochèrent.
– Dame ! – continua le jeune homme, – faut croire, puisque le boulanger la poursuivait, qu’elle se sauvait et qu’il l’appelait : Voleuse !
– Voleuse ! – dit la mère l’Étape en repoussant Aline. – J’ai défendu une voleuse, moi !
La jeune fille se redressa subitement : elle avait recouvré toutes ses forces pour répondre avec fierté à la calomnie qui l’écrasait :
– Ce n’est pas vrai ! – dit-elle d’une voix brève. – Avant de prendre le pain, comme je n’avais pas d’argent pour le payer, j’ai donné à cet homme, en garantie, une bague en or que j’avais au doigt.
Et, saisissant les mains de la vivandière :
– Oh ! – continua-t-elle avec un accent qui partait du cœur, – ne me repoussez pas, vous qui, la seule depuis ce matin, m’avez tendu une main secourable ! N’ayez pas honte de m’avoir protégée, car je suis une honnête fille !
« Oh ! si vous saviez comme je suis malheureuse !… Je suis seule avec ma mère… Elle est malade depuis longtemps… je la soigne, je ne puis travailler… et nous n’avons plus rien… et comme nous devons… on nous repousse partout !… Oui ! … partout ! …
« Le médecin a ordonné du bouillon pour ma mère et vous voyez… on m’a chassée de partout en m’insultant ! Le boucher, la fruitière… m’ont renvoyée… le boulanger m’a refusé son pain… et a gardé ma bague pour ce que nous lui devions ! et ma mère a faim ! …
« Elle a faim ! – répéta Aline en cachant sa figure dans ses mains… – car nous n’avons pas mangé depuis vingt-quatre heures !
– Oh ! – fit la vivandière en joignant les mains et en fermant ses yeux humides.
Aline se redressa vivement :
– Ne croyez pas que je parle ainsi pour inspirer la pitié, – dit-elle avec un accent plein de noblesse. – Non ! Je dis la vérité parce qu’on m’a accusée lâchement, et que je veux me justifier devant tous !
– Te justifier ! – s’écria la Mère l’Étape en tapant sur son sabre, – mais j’aimerais encore assez à voir qu’il y ait ici un particulier assez je ne sais quoi ou je ne sais qui, pour…

En ce moment Mussot, plus empressé que jamais de se soustraire aux regards de la foule, longeait la muraille et allait atteindre la porte de sa boutique. Il passait fort près de la vivandière pour accomplir cette manœuvre de retraite. La mère l’Étape l’avait vu, et c’était cette vue qui lui avait fait si brusquement interrompre sa phrase :
– Ici ! – dit-elle avec un geste impérieux comme s’il se fût agi de faire obéir un animal.
Mussot se glissa plus vivement :
– Ici ! – répéta la vivandière.
Mussot posait le pied sur le seuil de sa boutique. D’un seul élan la vivandière fut près de lui, et lui saisit l’oreille droite avec une telle violence, que la peau s’empourpra et se gonfla à croire que le sang allait partir.

« La vivandière lui saisit l’oreille droite… »

Le boulanger se courba en poussant un cri de douleur, puis il essaya de se redresser avec un geste menaçant.
– Tâche de filer en douceur ! – cria la mère l’Étape, – ou je te pique le dos avec la pointe de mon briquet !
– File ! file, citoyen ! – dit vivement la cuisinière de la générale Lefebvre qui s’était glissée au premier rang. – Elle le ferait comme elle le dit !
– Entre ! – dit la vivandière en poussant rudement le boulanger dans sa boutique.
Celui-ci trébucha en franchissant la marche de la porte : la mère l’Étape le lâcha alors, et se tournant vers Aline :
– Viens, ma belle petite ! – ajouta-t-elle.
La jeune fille hésitait : la vivandière lui prit doucement le bras et l’entraînant, lui fit franchir le seuil de la boutique.
Le boulanger, tout ahuri, encore mal remis de la correction énergique qu’il venait de recevoir, se tenait appuyé contre son comptoir : il avait l’apparence d’un homme ivre.

La foule, dont les rangs avaient augmenté, se pressait dans la rue qu’elle avait envahie et obstruait complétement les abords de la boutique. Le nom de la vivandière était dans toutes les bouches, et tous les regards étaient braqués sur elle.
– Pour lors, – dit la vivandière en s’adressant à Mussot, – tu dis donc que la citoyenne te doit de l’argent…
– Cela est vrai ! – dit Aline.
– Combien dois-tu ?
– Dix-sept livres…
La vivandière retroussa lestement sa jupe, et, fouillant dans la poche de son pantalon, elle en tira une bourse suffisamment garnie.
– Tiens, vilaine bête ! – dit-elle en jetant trois écus de six livres sur le comptoir devant Mussot, – paye-toi !
– Oh ! madame ! que faites-vous ! – s’écria Aline en rougissant et en voulant s’interposer.
La mère l’Étape l’arrêta en étendant le bras.
– Minute, ma belle enfant, – dit-elle, – et réfléchis. Ta mère est malade, tu ne peux pas travailler, vous n’avez pas le sou, faut donc que vous deviez de l’argent à quelqu’un, pas vrai ?
Eh bien ! faut-il pas mieux que ce soit à une honnête femme comme moi qu’à un rien du tout de bon à rien comme ce vilain magot qu’est plus laid qu’un singe ? Et puis, d’ailleurs, j’aime à faire plaisir, moi, et tu n’as pas le droit de me priver de mon genre d’agrément. Laisse-moi donc faire !…
– Oh ! – dit Aline dont la physionomie resplendissait d’exaltation fébrile, – je n’ai pas le droit de vous refuser, car c’est le bon Dieu qui, dans sa clémence, vous a mise sur ma route !
– Possible ! – murmura la vivandière.
Et se retournant vers le boulanger :
– Allons ! paye-toi ! -dit-elle d’un ton rude.
Mussot, de plus en plus étourdi et abasourdi, car il entendait les huées de la foule qui le couvraient de mépris et de sarcasmes, Mussot fouilla machinalement dans sa poche, et rendit la monnaie que réclamait son interlocutrice.
Mussot, en ce moment, était réellement hideux à voir.
Sa laideur ordinaire était augmentée encore par la pâleur bilieuse de son teint, par la basse expression de rage impuissante de sa physionomie, par les marbrures que les doigts nerveux de la cantinière avaient imprimées sur ses joues, et par les traînées de boue enfin qui le sillonnaient des cheveux aux pieds.
Aussi, il fallait entendre la pluie de quolibets insultants qui tombaient sur le boulanger.
-Maintenant,  – reprit la mère l’Étape en empochant sa monnaie, – choisis parmi tes pains le plus beau, et prie la citoyenne de vouloir bien l’acheter ! Allons ! fais vite et sans hésiter, ou sans cela, je te coupe les oreilles comme à un carlin ! En deux temps, quatre mouvements, servez !
-Oui ! oui ! c’est cela ! bravo ! vociféra la foule.
– Non ! non ! je ne veux pas ! – dit Aline.
– Laisse faire, citoyenne !
Et se retournant vers Mussot :
– Eh bien ? – dit simplement la vivandière.
Dominé par cette nature énergique dont il il était obligé de subir la puissance, Mussot obéit encore. Il alla prendre un pain, le plus beau qu’il put trouver, et il le présenta à Aline.
La mère l’Étape le prit vivement.
– C’est bien ! dit-elle. – mais c’est pas tout. Tu as insulté cette pauvre jeune fille devant tous ceux qui sont là, c’est devant eux, mauvaise bête, que tu vas lui demander pardon ! A genoux…
Et se dressant sur la pointe des pieds, elle appuya sa main sur l’épaule du boulanger avec une telle énergie, une telle force, qu’elle le contraignit à tomber à genoux devant Aline. Cette fois la foule battit des mains.
– Viens maintenant, mon enfant, – dit la mère l’Étape à la jeune fille.
– Oui ! oui ! j’ai besoin de retourner auprès de ma mère ! – murmura la jeune fille.

Et son bouillon ! – dit la vivandière. – Il lui faut de la viande ! Nous allons en chercher.
– C’est cela ! c’est cela ! – crièrent les plus proches en lançant des regards joyeux sur la boutique du boucher, car évidemment on devait s’attendre à une nouvelle scène que l’audacieux courage de la vivandière devait très certainement rendre amusante.
La mère l’Étape avait pris le bras de la jeune fille. En quittant la boutique du boulanger, elle se retourna :
– Ecoute ! – dit-elle en s’adressant à Mussot qui paraissait avoir absolument perdu la conscience de lui-même. – Ecoute ! Je passe souvent par ici : les amis de la 17e y passent plus souvent encore. Si la citoyenne n’est pas contente de toi… fais-y attention ! Tu la danserais… mais tu la danserais… comme on ne la danse pas ! suffit et adjugez, hein ? Pour lors va te tremper la trogne et passe-toi une lessive sur le nez, tu en as besoin !
Et traversant la foule qui l’acclamait, la vivandière, sans quitter le bras d’Aline, atteignit l’entrée de la boutique du boucher. »

Evidemment, le lecteur assiste à une nouvelle scène entre les bouchers et la mère l’Étape, qui, cette fois, doit sortir son sabre pour obtenir gain de cause. Mais cet épisode sort du cadre de notre sujet…

Laurent BASTARD

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