La liberté de la boulangerie

LA LIBERTÉ DE LA BOULANGERIE, PAR DARJOU (1863)

Dans le Journal amusant du 3 janvier 1863, page 5, se trouve un dessin humoristique d’Henri Alfred Darjou intitulé « La liberté de la boulangerie ». On y voit un boulanger goguenard caressant le fessier de la boulangère, laquelle, main levée, s’apprête à…  lui « mettre un pain » !
Le dessin est ainsi légendé : « Voulant prendre un à-compte en attendant la solution de la question ».

Ce dessin appelle plusieurs commentaires, à commencer par celui qui renvoie au comportement égrillard et « porté sur la chose » qui passait pour être celui des boulangers (voir l’article Erotisme et boulangerie 2/3). On comprend que le boulanger « prend des libertés » avec la patronne…

Mais ce n’est pas de cette liberté-là à laquelle fait allusion le dessinateur. Il s’agit du projet de loi en cours pour assouplir les contraintes qui pesaient sur la  profession. En effet, le pain étant l’aliment de base de la population aux siècles passés, les gouvernements successifs ont instauré des règles spécifiques visant à prévenir les famines et les émeutes urbaines dues à la cherté du pain.

Alfred Savoie, dans son livre Meunerie, boulangerie, pâtisserie (1922) explique, p. 115-116, de quoi il retournait :

« Voici un extrait du rapport de M. Rouhier, fait en 1863, en vue de la liberté commerciale de la boulangerie, extrait que nous empruntons au livre de Pierre Vinçard : Les Ouvriers de Paris.
« A Paris, le système de réglementation appliqué depuis le commencement du siècle et qui avait pour point de départ un arrêté consulaire du 19 vendémiaire an X (11 octobre 1801) (1) a été confirmé et appliqué en outre à toutes les communes du département de la Seine par un décret du 1er novembre 1854. Il est établi sur les bases suivantes :

1° Limitation du nombre des boulangeries, d’après le nombre des habitants ;
2° Obligation pour celui qui veut s’établir boulanger d’obtenir une permission préfectorale, laquelle ne peut être accordée que dans les limites fixées pour le nombre des boulangers ;
3° Classement des établissements de boulangeries d’après leur cuisson journalière ;
4° Dépôt d’approvisionnement et de garantie constitué en farine et dont la quotité, fixée approximativement pour subvenir à trois mois de consommation, varie suivant l’importance et le classement de chaque boulangerie ;
5° Versement d’une partie de cet approvisionnement dans les magasins publics ;
6° Syndicat dont la composition et le mode de nomination sont réglés par arrêté préfectoral avec approbation ministérielle ;
7° Défense de quitter la profession sans en avoir fait la déclaration six mois à l’avance ;
8° Défense de restreindre le nombre des fournées sans autorisation du préfet ;
9° et 10° (Indiquent les sanctions) ;
11° Privilège des facteurs de la halle aux farines sur le dépôt de garantie des boulangers, dans le cas où ceux-ci quittent leur commerce par suite d’une faillite ou de contravention entraînant l’interdiction ;
12° Obligation de se soumettre aux dispositions des décrets qui ont institué la Caisse de service de la boulangerie ;
13° Obligation d’un dépôt en compte courant à cette caisse. »

Le rapport rappelle d’autres réglementations, entre autres l’interdiction pour chaque boulanger de s’établir à proximité d’un confrère. (…)

« La Caisse de la boulangerie qui  est un élément essentiel de cette réglementation a été créée par les décrets des 27 décembre 1853 et 7 janvier 1854.
Elle fonctionne sous la garantie de la ville de Paris et sous l’autorité du préfet de la Seine et son rôle consiste, d’une part, à payer pour le compte des boulangers et à recouvrer pour eux le montant de leur achat de blé ou de farine ; d’autre part, et c’est là le but principal de son institution, à faire fonctionner le système de la compensation, c’est-à-dire à faire, en temps de cherté, les avances nécessaires pour maintenir le prix du pain au-dessous de son taux réel et, en temps de bas prix, à recouvrer ces avances par une taxe sur le prix du pain. » (…)

Le rapport de Rouhier tendait à faire disparaître les privilèges et à rendre la liberté dans la boulangerie. Il fut suivi d’un décret, à cet effet, en date du 22 juin 1863 (Moniteur Universel du 30 juin 1863).

(…) ARTICLE PREMIER. – Sont abrogées, à dater du 1er septembre 1863, les dispositions de décrets, ordonnances, ou règlements  ayant pour objet de limiter le nombre des boulangers, de les placer sous l’autorité des Syndicats, de les soumettre aux formalités des autorisations préalables pour la fondation ou la fermeture de leurs établissements, de leur imposer des réserves de farines et de grains, des dépôts de garantie ou des cautionnements en argent, de réglementer la fabrication, le transport et la vente du pain, autres que les dispositions relatives à la salubrité et à la fidélité du débit du pain mis en vente. (…) ».

« Ce décret-loi, ajoute A. Savoie, fut précédé de longues enquêtes, de discussions et d’ardentes polémiques. L’économiste Le Play fut, en 1858, chargé d’établir un rapport ; il fut distribué au conseil d’Etat en 1862 ; il concluait au régime du droit commun pour les blés et le pain. Le préfet de la Seine, Hausmann, était d’un avis opposé, mais Le Play triompha. »

C’est donc la liberté de s’établir où et quand l’on veut, et de vendre au prix du marché, qu’évoque le dessin humoristique de Darjou. Il se situe au moment des discussions du projet de loi.

Signalons pour finir que le dessinateur et peintre Henri Alfred Darjou, né le 13 octobre 1832 à Paris et mort le 22 novembre 1874 à Paris-7e, était fils du portraitiste Victor Darjou (1804-1877). Il commença à exposer en 1853.
L’un de ses dessins les plus connus est celui de l’exécution des communards au Père-Lachaise, devant le mur des Fédérés, le 28 mai 1871.

Le dessinateur et peintre Henri Alfred Darjou (1832-1874),

photographié par Nadar. (bibliothèque en ligne Gallica).

Envoyer un commentaire concernant : "La liberté de la boulangerie"