La grève de 1891, contre les placeurs.

Journal Le Temps, 13 juin 1891

Un projet de grève des ouvriers boulangers.
Les ouvriers boulangers se sont réunis hier, sous la présidence de M. Levraud, président du conseil municipal à la Bourse du travail, pour protester contre le fonctionnement des bureaux de placement. Après une longue discussion, à laquelle différents orateurs ont pris part, M. Lyon-Alemand, conseillé municipal a engagé les assistants à se défaire des bureaux de placement en en organisant un à la chambre syndicale des ouvriers boulangers.
Mais, le mot de grève ayant été prononcé, la discussion est devenue plus passionnée. Malgré les efforts de M. Levraud, le tumulte a éclaté. Une résolution tendant à prier les députés de la Seine à faire hater le vote de la proposition de loi de M. Dumay, loi qui a pour but d’autoriser les syndicats seuls à placer les ouvriers, a été repoussée à l’unanimité.

Une autre résolution tendant à la déclaration d’une grève générale contre les bureaux de placement a été de même repoussée.
Enfin, l’assemblée a adopté l’ordre du jour suivant :
Les ouvriers boulangers et viennois du département de la Seine, réunis à la Bourse du travail, le 11 juin 1891, somment les pouvoirs publics de supprimer les bureaux de placement, s’ils n’ont pas obtenu satisfaction dans un délai de huit jours, ils se mettront en grève.

À la chambre syndicale patronale des boulangers.

« Nous sommes sans inquiétude, nous a dit M. Virat, syndic ; la grève est dirigée non contre les patrons, mais contre les placeurs. La pensée des ouvriers a été de faire grève contre les douze maisons de placeurs qui existent. Ils gagnent largement leur vie et ne songent pas quitter le travail.

Voici, du reste, des renseignements complets sur notre corporation :
Il y a a Paris 1 800 patrons et 600 dans la banlieue. Sur les 1 800 patrons parisiens, 1 500 au moins font partie de notre chambre syndicale patronale. Les ouvriers se divisent en deux catégories : ceux dit français qui font le gros pain, et ceux dits viennois qui ne font que les pains de gruau et les petits pains, croissants, nattes etc. Les ouvriers français sont au nombre de 7500 environ et les viennois au nombre de 500 environ.
Les premiers gagnent 45, 47 et 50 francs par semaine, plus un pain de deux livres et 20 centimes de vin blanc par nuit. Ils ne se plaignent pas, puisque le conseil des prud’hommes ne leur accorde, en cas de contestation, que 42 francs par semaine pour quatre fournées par nuit.
 

Les viennois, suivant le nombre de fournées qu’ils font, gagnent de 70 à 90 francs par semaine. Les trois quarts ont au moins ce salaire. Ceux qui font en outre, vers quatre heures de l’après-midi, une petite fournée dite fournée de jour, gagnent de 100 à 110 francs par semaine. Il y a, dans certaines grandes maisons, des apprentis viennois : ceux-ci reçoivent de 30 à 35 francs par semaine.
Les ouvriers sont partagés en quatre sociétés : la chambre syndicale des ouvriers boulangers de la Seine, qui a son siège à la Bourse du travail ; la chambre syndicale des viennois, fondée en 1877 et qui a son siège social et sa grève d’embauchage rue de l’Arbre-sec ; l’Union des travailleurs de Grenelle, et la chambre compagnonnique qui a sa « mère » et son délégué chargé du placement rue du Roule.
Cette dernière est je crois, la plus nombreuse : elle compte près de 500 membres. Les autres sociétés ont bien un noyau d’adhérents fidèles, mais il est assez restreint. La plupart des ouvriers qui viennent à ces syndicats n’y restent que quand ils sont placés. Cependant, les viennois ont une bonne organisation au point de vue du placement.

Les ouvriers boulangers veulent supprimer les bureaux de placement ; soit ! les patrons ne demandent pas mieux. Mais qu’ils n’y aillent plus, qu’ils ne se laissent plus surtout entrainer à leur donner autant d’argent. J’ai vu assez souvent des ouvriers donner 5 francs à des placeurs qui ne leur demandaient rien.
Les placeurs se gardent bien de réclamer ; ils se contentent de recevoir de la main à la main ce que les ouvriers leur donnent pour être plus  favorisés que tel ou tel camarade. Je sais bien que les ouvriers subissent ainsi une sorte d’entrainement, mais il n’y a qu’eux qui puissent réagir contre cela. »

À la chambre compagnonnique des boulangers
Les boulangers « Compagnons du Devoir » se réunissent chez leur « mère » rue du Roule, à côté de la rue de l’Arbre-Sec,
sont les viennois. Le « père » que nous avons vu ce matin nous a dit en substance :
« Nous sommes environ 500 compagnons et nous n’allons jamais chez les placeurs. Nous avons ici un délégué à qui nous donnons soixante francs par semaine et qui est chargé de nous procurer du travail. Quelques-uns d’entre nous assistaient à la réunion et étaient opposés à la grève.
En effet, quoique les patrons ne voient pas d’un très bon oeil les syndicats, on ne peut trop se plaindre des salaires. La grève contre les patrons n’est pas possible, en ce moment du mois. C’est certainement la grève contre les placeurs qu’on a voté, et, encore, celle-là n’a même pas beaucoup de chance d’aboutir.

Les camarades, qui venaient de passer la nuit à travailler étaient énervés, et puis chez nous, on a bon coeur, mais on a la tête près du bonnet, comme on dit vulgairement.
Les placeurs poussent à bout les ouvriers boulangers. Voici, par exemple, le règlement de l’un d’entre eux : il porte que tout ouvrier qui fera perdre au bureau la clientèle d’un patron ne sera pas replacé ; que ne seront pas replacés ceux qui ne payeront pas le vin consommé par eux la nuit ; ceux qui n’auront pas reglé le placeur au fur et à mesure qu’ils reçoivent leur salaire ; ceux qui resteront huit jours sans passer au bureau de placement…
C’est contre cette tyrannie que les ouvriers veulent protester en ne se rendant plus chez les placeurs et en empêchant les camarades d’y aller.

– Journal La Lanterne,  27 juin 1891

Grève votée à la salle Tivoli Waux-Hall
La bagarre du boulevard saint Martin -Plusieurs arrestations -La réunion de la Bourse du travail-L’opinion d’un patron -Peu d’ouvriers en grève.
Les ouvriers boulangers ont, dans une réunion tenue hier matin, à la salle du Tivoli Waux-Hall, décidéede se mettre en grève. Les bannières des quatre groupes de la boulangerie ornaient la tribune. Sur l’estrade étaient installés les membres du syndicat des Dames et les membres de vingt et une corporations de l’alimentation, portant tous à la boutonniere les insignes de leur syndicat. M. Crepet (1*), secrétaire de la chambre syndicale ouvrière de la boulangerie, présidait, assisté de MM. Loye, délégué des bouchers et Laynaud, conseillé prud’homme boulanger.
 

Près de 4000 ouvriers boulangers étaient présents. Le compte rendu de la dernière réunion a été lu par le secrétaire et approuvé. Puis, les discours on commencé aussitôt.
M.Crepet a pris le premier la parole : « Le moment des atermoiements a-t-il dit est passé. On nous a dit d’attendre, nous avons attendu- et vous connaissez le résultat négatif de nos démarches. Il faut donc faire grève, jurons de ne plus mettre les pieds dans les bureaux de placement.
À ce moment, des cris partent de toutes parts : Vive la grève !
Les ouvriers viennois qui ne sont pas partisans de la grève s’en prennent à M. Crepet, il s’ensuit quelques discussions violentes à la suite desquelles plusieurs personnes ont été expulsées.

  1. Tabouret (2*) réclame la grève avec énergie. Mais il engage tous ses camarades à ne la voter que s’ils sont certains de réussir.
    Mme Rigal, présidente du syndicat des Dames, vient déclarer que les deux mille adhérentes au syndicat se joignent à l’alimentation pour soutenir par tous les moyens possibles les revendications des boulangers.
    Alors commence le défilé des vingt et une corporations de l’alimentation. M. Fleury, au nom des limonadiers, prêche l’union et promet le concours pécuniaire de ses camarades.
    Les coiffeurs, les pâtissiers, les limonadiers-restaurateurs, les garçons d’hôtel, les cuisiniers, les bouchers viennent assurer aux boulangers l’appui de leurs chambres syndicales respectives.
    Les ouvriers viennois supplient vainement, les ouvriers d’ajourner encore le vote de la grève. –Nous en avons assez ! Assez, assez ! S’écrient plusieurs personnes.

Enfin, après quelques paroles de M. Alemane, l’ordre du jour suivant est mis aux voix et adopté à une très grande majorité : les ouvriers boulangers de la Seine, réunis le 25 juin 1891 s’engagent a supprimer les bureaux de placement et proclament la grève.

La sortie
La sortie s’effectue aux cris de : Vive la grève !
M. Crepet porte la bannière de la chambre syndicale. Celle-ci porte comme inscription : « Chambre syndicale de la boulangerie. » Au milieu, une gerbe d’or et une faucille.
Le cortege remonte la rue de la Douane, longe la place de la République, et s’engage sur le boulevard Saint-Martin.

Devant les Folies-Dramatiques, M. Maurice, inspecteur divisionnaire, intervient et somme les manifestants de ne pas marcher en bande. Ceux-ci se massent autour de la bannière et poussent M. Crepet en avant. Ils continuent leur route jusque devant l’Ambigu. Accompagné cette fois de plusieurs gardiens de la paix, M. Maurice se met sur le petit refuge situé au milieu de la chaussée et somme encore une fois les boulangers à se disperser. Ces derniers croient qu’on veut leur prendre leur bannière. Ils se jettent sur elle, démontent la hampe qui se divise en trois morceaux, et cela avant tant de précipitation qu’ils brisent un de ses morceaux. Ils crient : « Notre bannière est sacrée ! la police n’y touchera pas ! On passera plutôt sur nos corps ! »

Et, pendant cinq minutes, ils se bousculent pour conserver leur bannière.
Trois boulangers se partagent les morceaux de la hampe, mais M. Crepet reste toujours en possession de la bannière. Suivi d’une centaine de camarades, il monte sur le trottoir, du côté des numéros impairs. Cent mètres plus loin, un cordon de gardien de la paix lui barre le passage. Il descent vivement sur la chaussée sans quitter sa bannière et monte dans un omnibus qui se dirige vers la Madeleine. Ses camarades veulent le suivre, les gardiens de la paix les en empêchent et une bagarre assez sérieuse s’ensuit. Les agents distribuent à droite et à gauche force coups de poing, mais les boulangers ripostent et la mélée dure quelques minutes. Plusieurs arrestations ont été faites.

À la Bourse du travail
-À la Bourse du travail ! disent les grèvistes qui descendent le boulevard Saint-Martin, le boulevard Sébastopol et la rue Turbigo, et vont jusqu’à la rue Jean-Jacques Rousseau.
Les boulangers qui se sont mis en grève sont seulement les syndiqués. Ceux qui n’appartiennent a aucune des quatre chambres syndicales sont très nombreux et ne sont pas en grève.
M. Allemane à resumé en quelques mots les événements qui ont précèdent l’agitation actuelle, a attaqué les bureaux de placement et s’est plaints de l’inaction du gouvernement à l’égard de ces maisons.
Puis il a protesté, et avec lui toute l’assemblée, contre les arrestations qui ont été faites et a engagé le syndicat à nommer une délégation qui aura pour mandat de réclamer la mise en liberté des camarades incarcérés.
Pas de violences dit-il, pas de cris inutiles, ni de vaines manifestations ; faisons aux placeurs ainsi qu’au gouvernement qui se désintéresse de nos griefs, la grève des bras croisés !

Ces paroles sont accueillies par des applaudissements unanimes et, pour la seconde fois, l’assemblée réclame la grève.
Puis, la réunion charge sa commission d’action d’aller à trois heures demander au Conseil municipal qu’il intervienne pour solliciter la mise en liberté des personnes arrêtées.
À midi et demi, l’assemblée pris fin et les ouvriers boulangers se sont séparé. Quelques nouvelles arrestations ont été faites. Après cette réunion, les délégués des 21 corporations de l’alimentation se sont assemblées et ont décidé de faire voter immédiatement des subsides par les membres de leurs corporations en faveur des grèvistes.

Les patrons boulangers
Un de nos confrères a eu une entevue avec M. Lebel, vice-président du syndicat des patrons boulangers. Voilà ce que ce dernier lui a dit :
« L’alimentation n’est nullement menacée. Paris ne manquera pas de pain. D’abord, j’ai pu me rendre compte que la désunion commence à régner parmi les ouvriers de la boulangerie, et je crois savoir que beaucoup d’entre eux ont pris le sage parti de faire grève uniquement contre les bureaux de placement, sans pour cela adherer à la cessation du travail, ma conviction est telle que, à quelques clients qui sont venus me prendre une quantité de plain plus grande qu’a l’ordinaire, en prévision d’une grève, j’ai nettement déclaré que cette précaution était absolument inutile. Mais dans le cas même où la cessation de travail serait générale, la population parisienne n’aurait nullement à souffrir de cet état de choses. En effet, des mesures sérieuses ont été prises par l’administration pour assurer l’alimentation.

D’ailleurs, il convient d’ajouter qu’alors même que nos ouvriers se refuseraient à reprendre le travail, un certain nombre de boulangers n’en continuraient pas moins à faire du pain. Sur la totalité des patrons boulangers, il en est bien près de huit à neuf cents qui fabriquent leur pain eux-mêmes, n’ayant pour les aider qu’un seul ouvrier. Ceux-là donc ne fermeraient pas boutique, et il y aurait lieu de leur demander d’augmenter le nombre de leurs fournées.
En outre, en prévision de la grève, dès jeudi, des ouvriers boulangers de la banlieue sont arrivé de toutes parts à Paris, espérant profiter du mouvement d’agitation actuelle pour se faire embaucher.

On verrait ainsi se passer ce qui s’est produit déjà en 1879, lors de la grève des boulangers.
Paris consomme chaque jour un million de kilogrammes de pain. Cette quantité est fournie par dix-huit-cents boulangeries qui occupent quatre mille ouvriers. Le nombre des ouvriers boulangers est de tout temps de 12000 à Paris ; il y a donc environ 8000 ouvriers en non activité. Mais il se fait un roulement constant entre ouvriers employés et ouvriers non-employés, par remplacement. »

(1*) Probablement Jules Crepet, né le 9 mai 1851 à Gentilly (Seine) ; célibataire ; boulanger ; il avait subi une peine de prison pour absences illégales (?). Pour avoir servi la Commune de Paris, il fut condamné, le 3 ou 8 mai 1872, par le 26e conseil de guerre, à la déportation dans une enceinte fortifiée ; amnistié, il rentra par le Navarin (Maitron).

(2*) Probablement Adolphe Tabouret, représentant le 19 janvier 1871, les ouvriers boulangers à la réunion du Conseil fédéral des sections parisiennes de l’Internationale.
Le 6 avril 1871, une assemblée générale des ouvriers boulangers nomme à l’unanimité les délégués de la profession auprès de la Commune : Grégoire Robert ; Adolphe Tabouret ; Constant Boutin, Saumur Plein d’Honneur, Compagnon boulanger du Devoir ; Ducloux et un cinquième non identifié qui est peut-être Huguet, Docteur et président de La Saint-Honoré, société de secours mutuels des ouvriers boulangers de la Seine.

Adolphe Tabouret représente la chambre syndicale des ouvriers boulangers de Passy aux séances du congrès ouvrier de France qui se tint à Paris du 2 au 10 octobre 1876. En juin 1891, délégué du syndicat des ouvriers boulangers viennois.

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

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