Karl Marx « Le Capital » et la boulangerie

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Le Capital – Livre premier. Le développement de la production capitaliste -1867-

Cet extrait de l’œuvre de Karl Marx « Le Capital » nous fait découvrir que l’univers de la boulangerie londonienne est peu différent de celui de la boulangerie parisienne.

Nous y découvrons à l’identique de Paris les problèmes de la falsification où les maitres boulangers incorporent des amidons ou voire même du talc dans leurs pétrins, l’insalubrité des fournils, la pénibilité des travaux de l’ouvrier entrainant un mort prématurée par rapport a la moyenne nationale des ouvriers de toutes professions, puis deux détails très intéressants, la présence de mains d’œuvre germanique, les boulangers allemands ( le jour de la Saint Honoré 1838 les Compagnons boulangers de la Cayenne de Paris affrontent dans une rixe un groupe de boulangers allemands travaillant dans la capital), puis l’apparition du travail de nuit à Londres et sur le reste de l’Angleterre à partir de 1824.
Laurent Bourcier, Picard la fidélité C.P.R.F.A.D.

 

Lisons Karl MARX :

III° section : la production de la plus-value absolue

Chapitre X : La journée de travail

« … il n’y a pas d’industrie en Angleterre qui ait conservé un mode de production aussi suranné que la boulangerie, comme le prouverait plus d’un passage chez les poètes de l’empire romain. Mais le capital, nous en avons fait la remarque, s’inquiète fort peu du caractère technique du genre de travail dont il s’empare. Il le prend tout d’abord tel qu’il le trouve.

L’incroyable falsification du pain, principalement à Londres, fut mise en lumière pour la première fois (1855-56) par le comité de la Chambre des communes « sur la falsification des subsistances » et dans l’écrit du docteur Hassal : « Adultérations détected [12] ». Ces révélations eurent pour conséquence la loi du 6 août 1860 : « For preventing the adulteration of articles of food and drink » (pour empêcher l’adultération des aliments et des boissons), – loi qui resta sans effet, attendu qu’elle est pleine de délicatesses pour tout libre-échangiste qui, par l’achat et la vente de marchandises falsifiées, se propose de ramasser un honnête magot « to turn an honest penny [13] ». Le comité lui-même formula plus ou moins naïvement sa conviction, que commerce libre veut dire essentiellement commerce avec des matières falsifiées ou, selon la spirituelle expression des Anglais, « sophistiquées ». Et en réalité, ce genre de sophistique s’entend mieux que Protagoras à rendre le blanc noir et le noir blanc, et mieux que les Eleates à démontrer ad oculos que tout n’est qu’apparence [14].

Dans tous les cas, le comité avait appelé l’attention du public sur ce « pain quotidien » et en même temps sur la boulangerie. Sur ces entrefaites, les clameurs des garçons boulangers de Londres à propos de leur travail excessif se firent entendre à la fois dans des meetings et dans des pétitions adressées au Parlement. Ces clameurs devinrent si pressantes que M. H. S. Tremenheere, déjà membre de la commission de 1863, mentionnée plus haut, fut nommé commissaire royal pour faire une enquête à ce sujet. Son rapport [15] et les dépositions qu’il contient, émurent non le cœur du public, mais son estomac. L’Anglais, toujours à califourchon sur la Bible, savait bien que l’homme est destiné à manger son pain à la sueur de son front, si la grâce n’a pas daigné faire de lui un capitaliste, un propriétaire foncier ou un budgétivore; mais il ignorait qu’il fut condamné à manger chaque jour dans son pain « une certaine quantité de sueur humaine délayée avec des toiles d’araignées, des cadavres de cancrelats, de la levure pourrie et des évacuations d’ulcères purulents, sans parler de l’alun, du sable et d’autres ingrédients minéraux tout aussi agréables ». Sans égard pour sa Sainteté, « le Libre commerce », la « libre » boulangerie, fut soumise à la surveillance d’inspecteurs nommés par l’Etat (fin de la session parlementaire de 1863), et le travail de 9 heures du soir à 5 heures du matin fut interdit par le même acte du Parlement pour les garçons boulangers au-dessous de dix-huit ans. La dernière clause contient des volumes sur l’abus qui se fait des forces du travailleur dans cet honnête et patriarcal métier.

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    « Le travail d’un ouvrier boulanger de Londres commence régulièrement vers 11 heures du soir. Il fait d’abord le levain, opération pénible qui dure d’une demi-heure à trois quarts d’heure, suivant la masse et la finesse de la pâte. Il se couche ensuite sur la planche qui couvre le pétrin et dort environ deux heures avec un sac de farine sous la tête et un autre sac vide sur le corps. Ensuite commence un travail rapide et ininterrompu de quatre heures pendant lesquelles il s’agit de pétrir, peser la pâte, lui donner une forme, la mettre au four, l’en retirer, etc. La température d’une boulangerie est ordinairement de 75 à 90 degrés *, elle est même plus élevée quand le local est petit. Les diverses opérations qui constituent la fabrication du pain une fois terminées, on procède à sa distribution, et une grande partie des ouvriers, après leur dur travail de nuit, portent le pain pendant le jour dans des corbeilles, de maison en maison, ou le traînent sur des charrettes, ce qui ne les empêche pas de travailler de temps à autre dans la boulangerie. Suivant la saison de l’année et l’importance de la fabrication, le travail finit entre 1 et 4 heures de l’après-midi, tandis qu’une autre partie des ouvriers est encore occupée à l’intérieur, jusque vers minuit [16]. »

* 35 degrés Celsius

Pendant la saison à Londres, les ouvriers des boulangers « full priced » (ceux qui vendent le pain au prix normal) travaillent de 11 heures du soir à 8 heures du lendemain matin presque sans interruption ; on les emploie ensuite à porter le pain jusqu’à 4, 5, 6, même 7 heures, ou quelquefois à faire du biscuit dans la boulangerie. Leur ouvrage terminé, il leur est permis de dormir à peu près six heures ; souvent même ils ne dorment que cinq ou quatre heures. Le vendredi le travail commence toujours plus tôt, ordinairement à 10 heures du soir et dure sans aucun répit, qu’il s’agisse de préparer le pain ou de le porter, jusqu’au lendemain soir 8 heures, et le plus souvent jusqu’à 4 ou 5 heures de la nuit qui précède le dimanche. Dans les boulangeries de premier ordre, où le pain se vend au « prix normal », il y a même le dimanche quatre ou cinq heures de travail préparatoire pour le lendemain. Les ouvriers des « underselling masters » (boulangers qui vendent le pain au-dessous du prix normal) et ces derniers composent, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, plus des trois quarts des boulangers de Londres, sont soumis à des heures de travail encore plus longues ; mais leur travail s’exécute presque tout entier dans la boulangerie, parce que leurs patrons, à part quelques livraisons faites à des marchands en détail, ne vendent que dans leur propre boutique. Vers « la fin de la semaine », c’est-à-dire le jeudi, le travail commence chez eux à 10 heures de la nuit et se prolonge jusqu’au milieu et plus de la nuit du dimanche [17].

En ce qui concerne les « underselling masters », le patron lui-même va jusqu’à reconnaître que c’est « le travail non payé » des ouvriers (the unpaid labour, of the men), qui permet leur concurrence [18]. Et le boulanger « full priced » dénonce ces « underselling » concurrents à la commission d’enquête comme des voleurs de travail d’autrui et des falsificateurs. « Ils ne réussissent, s’écrie-t-il, que parce qu’ils trompent le public et qu’ils tirent de leurs ouvriers dix-huit heures de travail pour un salaire de douze [19]. »

La falsification du pain et la formation d’une classe de boulangers vendant au-dessous du prix normal datent en Angleterre du commencement du XVIII° siècle ; elles se développèrent dès que le métier perdit son caractère corporatif et que le capitaliste, sous la forme de meunier fit du maître boulanger son homme-lige [20]. Ainsi fut consolidée la base de la production capitaliste et de la prolongation outre mesure du travail de jour et de nuit, bien que ce dernier, même à Londres, n’ait réellement pris pied qu’en 1824 [21].

On comprend d’après ce qui précède, que les garçons boulangers soient classés dans le rapport de la commission parmi les ouvriers dont la vie est courte et qui, après avoir par miracle échappé à la décimation ordinaire des enfants dans toutes les couches de la classe ouvrière, atteignent rarement l’âge de quarante-deux ans. Néanmoins leur métier regorge toujours de postulants. Les sources d’approvisionnement de « ces forces de travail » pour Londres, sont l’Ecosse, les districts agricoles de l’ouest de l’Angleterre et l’Allemagne.

Dans les années 1858-60, les garçons boulangers en Irlande organisèrent à leurs frais de grands meetings pour protester contre le travail de nuit et le travail du dimanche. Le public, conformément à la nature aisément inflammable de l’Irlandais, prit vivement parti pour eux en toute occasion, par exemple au meeting de mai à Dublin. Par suite de ce mouvement, le travail de jour exclusif fut établi en fait à Wexford, Kilkenny, Clonnel, Waterford, etc. A Limerick, où de l’aveu général, les souffrances des ouvriers dépassaient toute mesure, le mouvement échoua contre l’opposition des maîtres boulangers et surtout des boulangers meuniers. L’exemple de Limerik réagit sur Ennis et Tipperary. A Cork, où l’hostilité du public se manifesta de la manière la plus vive, les maîtres firent échouer le mouvement en renvoyant leurs ouvriers. A Dublin ils opposèrent la plus opiniâtre résistance et, en poursuivant les principaux meneurs de l’agitation, forcèrent le reste à céder et à se soumettre au travail de nuit et au travail du dimanche [22].

La commission du gouvernement anglais qui, en Irlande, est armé jusqu’aux dents, prodigua de piteuses remontrances aux impitoyables maîtres boulangers de Dublin, Limerik, Cork, etc.

    « Le comité croit que les heures de travail sont limitées par des lois naturelles qui ne peuvent être violées impunément. Les maîtres, en forçant leurs ouvriers par la menace de les chasser, à blesser leurs sentiments religieux, à désobéir à la loi du pays et à mépriser l’opinion publique (tout ceci se rapporte au travail du dimanche), les maîtres sèment la haine entre le capital et le travail et donnent un exemple dangereux pour la religion, la moralité et l’ordre public… Le comité croit que la prolongation du travail au-delà de douze heures est une véritable usurpation, un empiétement sur la vie privée et domestique du travailleur, qui aboutit à des résultats moraux désastreux ; elle l’empêche de remplir ses devoirs de famille comme fils, frère, époux et père. Un travail de plus de douze heures tend à miner la santé de l’ouvrier ; il amène pour lui la vieillesse et la mort prématurées, et, par suite, le malheur de sa famille qui se trouve privée des soins et de l’appui de son chef au moment même où elle en a le plus besoin [23]. »

[12] L’alun réduit en poudre fine, ou mêlé avec du sel, est un article ordinaire de commerce qui porte le nom significatif de « baker’s stuff » (matière de boulanger).

[13] Chacun sait que la suie est une forme très pure du carbone et constitue un engrais que des ramoneurs capitalistes vendent aux fermiers anglais. Or il y eut un procès en 1862, dans lequel le jury anglais avait à décider si de la suie à laquelle se trouvent mêlés à l’insu de l’acheteur, quatre-vingt-dix pour cent de poussière et de sable, est de la suie « réelle » dans le sens « commercial » ou de la suie « falsifiée » dans le sens « légal ». Les jurés, « amis du commerce », décidèrent que c’était de la suie « réelle » du commerce et déboutèrent le fermier de sa plainte en lui faisant payer par-dessus le marché tous les frais du procès.

[14] Dans un traité sur les falsifications des marchandises, le chimiste français Chevallier passe en revue six cents et quelques articles et compte pour beaucoup d’entre eux dix, vingt, trente méthodes de falsification. Il ajoute qu’il ne connaît pas toutes les méthodes et ne mentionne pas toutes celles qu’il connaît. Il indique six espèces de falsifications pour le sucre, neuf pour l’huile d’olive, dix pour le beurre, douze pour le sel, dix-neuf pour le lait, vingt pour le pain, vingt-trois pour l’eau-de-vie, vingt-quatre pour la farine, vingt-huit pour le chocolat, trente pour le vin, trente-deux pour le café, etc. Même le bon Dieu n’est pas épargné comme le prouve l’ouvrage de M. Ronard de Card « De la falsification des substances sacramentelles, Paris, 1856. »

[15] Report, etc., relating to the Grievances complained of by the Journeymen Bakers, etc. London, 1862, et Second Report, etc. London, 1863.

[16] First Report, l.c., p. XL.

[17] L.c., p. LXXI.

[18] George Read; The History of Baking. London, 1848, p.16.

[19] First Report, etc. Evidence. Déposition de M. Cheesman, boulanger « full priced ».

[20] George Read, l.c. A la fin du XVII° siècle et au commencement du XVIII° on dénonçait officiellement comme une peste publique les agents ou hommes d ‘affaires qui se faufilent dans toutes les branches d’industrie. C’est ainsi, par exemple, que dans la session trimestrielle des juges de paix du comté de Somerset, le grand jury adressa à la Chambre des communes un « pressentiment » dans lequel, il est dit entre autres : « Ces agents (les facteurs de Blackwell Hall) sont une calamité publique et portent préjudice au commerce des draps et vêtements ; on devrait les réprimer comme une peste. » (The Case of our English Waal, etc., London, 1685, p. 67.)

[21] First Report, etc., p. VIII.

[22] Report of Committee on the Baking Trade in Ireland for 1861.

[23] L.c.

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Timbre postal soviétique édité en 1967 pour le centenaire de la publication de l’ouvrage de Karl Marx, “Le Capital ».

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