Jean Jaures « Histoire socialiste VI »

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Jaures à la tribune : Stuttgart 1907

Jean Jaures dans son ouvrage « Histoire socialiste VI » nous présente différentes archives de police du Premier Empire. Des descriptions fort intéressantes nous projetant dans ce début du 19e siècle qui voit la naissance des compagnons boulangers et nous faisant ainsi entrevoir ce que pouvait être les rapports entre la police surveillant et traquant des garçons boulangers bien souvent coalisés, mais aussi les sinistres et pénibles conditions de travail du mineur blanc.

Lisons Jean Jaures :

Quoi qu’il en soit, nous pouvons constater que Napoléon témoigna fréquemment, sa sollicitude pour les gros industriels et les riches commerçants ; par comparaison, nous allons trouver dans la réglementation ouvrière le témoignage de sa défiance et de sa haine contre le prolétariat.

Ce reflet de la pensée impériale, le voici d’abord dans un document extrêmement curieux et intéressant, intitulé Statistique émanant de la préfecture de police, troisième division, premier bureau, sur la situation des ouvriers à Paris (Archives nationales carton A. D. XI. 65).

En même temps que des renseignements précieux sur le taux des salaires à cette époque, nous y verrons avec quelle hostilité le fonctionnaire impérial apprécie la moralité des travailleurs qu’il surveille en un odieux esprit d’inquisition vexatoire.

Ce document de police mérite donc, à tous égards, que nous lui fassions large place et la citation ne paraîtra pas longue, tant elle est édifiante.

Le rapport étudie d’abord l’ordre des ouvriers qu’il catalogue sous le titre général de « bouche », c’est-à-dire d’alimentation ; ces ouvriers sont subdivisés en deux genres :

Premier genre : ouvriers de nécessité.

Les salaires sont les suivants :

Boulangers, 4 621 inscrits dont, à Paris seulement, 2 250 : 8, 9, 10 et 12 francs par semaine ; — bouchers : 10, 12, 15 francs par semaine ; — charcutiers : 10 francs communément ; — marchands de vin : 30 francs communément ; — marchands de vin traiteurs, restaurateurs et limonadiers : salaires variés, les profits sont calculés ; — épiciers ; 25, 30, 40 francs par mois ; — bouchonniers : 2 francs par jour ; — distillateurs : 3, 4 francs par jour ; — brasseurs : 2 fr. 50 par jour ; — vinaigriers : 2 fr. 50 par jour.

Le nombre total des ouvriers de cette catégorie est estimé à plus de 13 000, non compris les apprentis.

2e genre : objets d’agrément.

Pâtissiers : depuis 6 francs jusqu’à 15 francs par semaine ; chocolatiers : 3 à 4 francs par jour ; — confiseurs, 4 à 5 francs par jour ; — vermicelliers : 2 à 2 fr. 50 par jour ; — pain d’épice : au plus 2 francs par jour.

Rapport politique. — Les ouvriers de cet ordre ne présentent pas en général grand intérêt sous le rapport politique : ils peuvent rarement inquiéter.

Il faut cependant en excepter les boulangers et les bouchers ; les premiers à cause de leur ignorance crasse et de leur grossièreté, les seconds à cause du grand accord qui règne entre eux.

Une coalition des garçons boulangers pourrait avoir des inconvénients fâcheux, mais elle ne peut naître que parmi ceux qui, sans boutique, restent désœuvrés dans les auberges… Or, comme la police a les yeux plus particulièrement ouverts sur ceux-ci, tout mouvement qui naîtrait parmi eux serait bientôt comprimé.

Si les garçons bouchers étaient moins occupés et en plus grand nombre, ils pourraient quelquefois inquiéter, mais la dissémination des échaudoirs contribue beaucoup à leur tranquillité et plus encore la facilité qu’ils ont de se dédommager, par de petites infidélités, d’un refus d’augmentation de salaire.

Suit un rapport sur la situation physique de tous ces ouvriers, rapport qui constate l’affreuse situation sanitaire des ouvriers boulangers :

« Les garçons boulangers, dit-on, sont très sujets aux maladies ; elles se guérissent assez ordinairement par le repos quand ils sont jeunes ; mais, à cinquante ans, ils sont presque tous décrépits, peu vivent au-delà de cet âge. Les catarrhes, l’asthme convulsif, le scorbut en tuent le plus grand nombre entre quarante et cinquante ans.

La cause de cette décadence physique est dans le défaut de sommeil, l’exposition presque continuelle à une chaleur artificielle excessive, l’inspiration constante et dans le travail du pétrissage et dans les manipulations préparatoires, d’une quantité de farine volatilisée, une insigne malpropreté, enfin dans les suites affreuses de la maladie vénérienne à laquelle ces malheureux s’exposent avec fureur lorsque la fatigue les force à prendre du repos ou lorsque, par paresse ou inconduite, ils sont sans travail. »

Si, d’après ce rapport de police, les garçons bouchers et charcutiers sont dans de meilleures conditions hygiéniques, les garçons pâtissiers, par contre, sont exposés à peu près aux mêmes causes mortifères qui déciment les boulangers. Les garçons marchands de vins subissent des fièvres gastriques, des entérites, des dysenteries qui terminent en général leur carrière avant cinquante ans !

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Couverture de l’ouvrage de Justin Godard, Les Mineurs Blancs -1910-

Le policier envisage encore l’état moral de ces ouvriers et se livre à la savoureuse étude psychologique que voici :

« Ici les nuances sont encore plus multipliées : elles sont importantes à connaître parce qu’elles intéressent l’ordre social.

« Les garçons boulangers, par la nature même de leur travail, sont une espèce de troglodytes ; ils dorment le jour, travaillent la nuit et, par là, sont pour ainsi dire séquestrés de la société.

« Aussi forment-ils une classe à part de tous les autres ouvriers ; ils s’éloignent d’eux-mêmes de toutes les autres réunions sociales. Grossiers, brutaux, ils végètent quand ils sont occupés ; et, quand ils ne le sont pas, ils se jettent dans la crapule la plus effrénée.

« L’ivrognerie, le jeu, les plus dégoûtantes prostituées occupent tout leur être ; leurs querelles sont toujours sanglantes ; peu sont voleurs et une petite animosité les rend assassins. Chez eux la civilisation est dans l’enfance. Leurs maîtres même, en général, ne sont guère plus avancés.

« Il n’en est pas de même des garçons bouchers. L’expérience a appris combien, pour le plus grand nombre, est mal fondé le préjugé qui les fait regarder comme ayant une grande tendance à la férocité.

« Sans doute, parmi les garçons bouchers il en est quelques-uns dont le moral est dangereux ; mais le général est honnête et n’a pas les mœurs difficiles ; ils ne sont point ivrognes, peu querelleurs ; ils aiment les spectacles, les bals, mais leur fidélité a besoin de surveillance dans les petits détails ; malheur au maître qui leur accorde trop de confiance sur l’emploi des suifs et issues ! Le plus grand accord règne entre eux,aussi sont-ils promptement coalisés pour venger une injure faite à leur amour-propre et alors ils sont à craindre.

« Les charcutiers, pâtissiers, distillateurs, vinaigriers, chocolatiers, confiseurs sont très paisibles et ont les mœurs douces.

« Les vermicelliers sont très turbulents, de mœurs difficiles ; s’ils étaient en plus grand nombre, ils exigeraient de l’attention.

« Les marchands de vins sont grossiers et très enclins à l’infidélité.

« Les restaurateurs et limonadiers, avec des formes honnêtes et douces en général sont peu fidèles. Les goûts anti-physiques sont assez communs parmi eux, aussi présentent-ils, la plupart, l’aspect d’une nature très efféminée.

« Les autres ouvriers de cet ordre n’offrent, sous le rapport moral, rien de particulier. »

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Jaurès est assasiné à Paris par balles le 31 juillet 1914 à 21h40 dans la brasserie « La Chope du Croissant » 146, rue Montmartre. Trois jours plus tard l’Allemagne déclare la guerre à la France…

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

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