Idées d’un compagnon tanneur de 1868

LES IDÉES D’UN COMPAGNON TANNEUR DE 1868 SUR LES MÉMOIRES DE J.B.E. ARNAUD

Les témoignages des compagnons du XIXe siècle sur les publications de leurs contemporains sont assez rares, hormis ceux que Perdiguier a rapportés dans les éditions du Livre du Compagnonnage ou de Question vitale sur le Compagnonnage, entre autres. On ne sait pas, par exemple, comment furent accueillies les Mémoires d’un Compagnon du Tour de France du compagnon boulanger du Devoir J.-B. Edouard ARNAUD, Libourne le Décidé, en 1859.

C’est plus tard, dans les années 1880-1890 que l’on rencontre des appréciations le plus souvent positives sur son livre, au fil d’articles publiés dans la presse compagnonnique. En vingt ans et plus, les esprits avaient évolué et les propos amers de Libourne sur sa société apparaissaient comme le constat des tensions qu’avaient su dépasser les compagnons, d’abord en reconnaissant les boulangers (1861) puis en se regroupant au sein de la Fédération Compagnonnique (1874), de l’Union Compagnonnique (1889) ou du Ralliement des Compagnons du Devoir (1880). On ne retenait du livre de Libourne que ses chansons de concorde, ses souvenirs pittoresques, son désir de rapprocher les corps ennemis, en somme les idées d’un précurseur.

Or, il n’en fut peut-être pas de même à la parution de son livre. Qu’en ont pensé les compagnons boulangers ? On ne le sait, faute d’archives connues, mais on peut supposer qu’il suscita des réactions opposées, celles de ses Pays qui le taxèrent d’indiscrétion, d’irrespect, d’orgueil, d’ingratitude et de dénigrement de sa société, ou à l’inverse, provoqua-t-il  celles d’autres Pays qui jugèrent salutaire de dénoncer les errements et le fanatisme de leur société pour mieux la réformer ?

Jean-Baptiste Edouard Arnaud, Libourne le Décidé

En revanche, on dispose de l’écrit d’un compagnon d’un autre corps qui a lu les Mémoires d’Arnaud.  C’est celui de notre arrière-grand-père, Jules Napoléon Bastard, Saintonge la Liberté, compagnon tanneur-corroyeur du Devoir. Ces notes pour lui-même ont vraisemblablement été rédigées à Tours vers 1868, soit moins de dix ans après la parution du livre. Ce sont des idées couchées à chaud sur le papier, et elles apparaissent parfois décousues. Voici ce document :

UN MOT SUR LIBOURNE LE DÉCIDÉ C :. BOULANGER

Si Libourne eut bien apprécié la société à qui il appartenait je suis persuadé qu’il n’aurait pas écrit de la sorte, mais en régénérateur. [Il] a voulu aller trop vite, il a voulu devancer le temps, et ne voyant  pas y réussir il a fait imprimer son livre qui, selon moi, est de peu d’importance car ses premières paroles nient totalement Jacques et Soubise, à tort. J’admets que ce sont deux noms imaginaires.

N’imagine-t-on pas de bonnes chansons, n’imagine-t-on pas des améliorations dans le principe social, selon moi, si, et je crois que ces imaginations sont bonnes, et je défie au Pays Libourne de me donner des preuves qu’aucun des trois fondateurs aient dit de se battre tous trois, au contraire, [ils] ont sur leur doctrine enseigné l’union, l’amitié et la fraternité, et ce qui a causé tous ces malheurs ce sont des hommes répudiés des Sociétés, mais pouvait-on empêcher les hommes de se battre ? La chose était impossible, car si ce n’avait été que chez les Compagnons, certes qu’ils seraient blâmables, mais les jeunes gens des écoles différentes se battaient, l’infanterie contre la cavalerie, les jeunes tirant au sort de diverses communes. Demandez-leur si les lois du Pays les y autorisaient, vous trouverez cette réponse : non, certes. Et pourtant ils étaient tous Français.

Le Pays traite la question des couleurs. Pour moi il est encore dans l’erreur, la cause n’a pas été instituée pour se battre, mais bien pour soutenir le voyageur appartenant à une secte compagnonnique. Les couleurs se donnent comme emblèmes sociaux, ont leur signification, et je ne comprends pas comme le Pays Libourne traite les couleurs d’oripeaux.

Je crois qu’il aurait été plus sage de sa part de persévérer que de quitter sa société.

D’abord il aurait mieux fait encore d’observer la cadence dans ses vers, et de supprimer les hémistiches.

Le Pays Libourne a fait imprimer son livre dans quel but ? Je ne sais, ma foi, le comprendre. Peut-être croyait-il anéantir les sociétés,  il s’est trompé ; mais pour écrire, il ne faut pas se vanter, il ne faut pas conter des mensonges, car l’affaire de Rennois la Bonne Conduite à qui on coupa la tête après être mort dans sa tombe devant 60 ou 80 personnes et sans qu’il s’en aperçoivent… Le papier supporte tout. (1)

A son dire il a toujours été félicité, il a toujours eu raison, et cependant des hommes plus éminents que lui ont eu quelquefois des représailles.

Qu’est-ce que l’assemblée de Lyon des tailleurs de pierre ? Supposition. Sa profession de foi, sa rencontre de Bordelais l’Humanité, Compagnon cordier ? Je suis C. et c’est la première fois que j’entends traiter les cordiers ainsi, comme La Sagesse Lyonnais. En voilà des erreurs, au lieu de La Sagesse de Lyon. (2)

Et les Tanneurs et Corroyeurs fondés à Bayonne, où diable a-t-il puisé de semblables renseignements ? (3) Avant de faire imprimer on ne croit pas ses idées, on soumet à la censure de plusieurs, et on tâche aussi de ne soumettre aux yeux du public aucune erreur.

A la page 213 au folio, au sujet de l’assemblée de tailleurs de pierre : « Je feignis d’être indifférent mais intérieurement je ressentis une joie bien vive, je compris qu’en me faisant désirer j’obtiendrai une grande réparation d’honneur, éclatante réparation. »

Le second feuillet manuscrit s’arrête sur cet extrait. Au verso Saintonge la Liberté a reproduit l’alphabet « égyptien » qui figure en hors texte entre les pages 216 et 217.

L’alphabet dit égyptien (en réalité maçonnique) reproduit d’après les Mémoires d’Arnaud.

 

JULES NAPOLÉON BASTARD (1842-1902)

Cet écrit appelle quelques commentaires qui se trouvent éclairés par le parcours de J.N. Bastard, connu aussi sous le prénom usuel d’Alphonse.

Il était né à Saint-Savinien (Charente-Maritime) en 1842, où son père, compagnon tanneur-corroyeur, Tourangeau l’Exemple de la Sagesse, avait épousé la fille d’un charpentier rencontrée lors de son tour de France. Revenu en Touraine en 1850 avec ses parents, J.N. Bastard effectua son apprentissage de tanneur et de corroyeur chez son père, installé corroyeur place de la Victoire à Tours, et chez d’autres patrons de la ville, avant de partir sur le tour en 1858. Il fut reçu compagnon tanneur-corroyeur du Devoir à Nantes à la Saint-Simon 1859, à 17 ans. Il poursuivit son tour de France, passant à Napoléon-Vendée (La Roche-sur-Yon), Bordeaux, Marseille, il visita la Sainte-Baume, puis remonta par Lyon, l’Ile-de-France et rentra à Tours en juin 1862.

J.N. Bastard dit Saintonge la Liberté, compagnon tanneur-corroyeur du Devoir, vers 1865 à Tours.

Comme Perdiguier, qu’il admirait, J.N. Bastard était un compagnon ouvert et tolérant. Lors de son tour de France, il avait rencontré à La Roche-sur-Yon le compagnon tanneur François Mandin, Vendéen la Sagesse, qui plus tard rejoindra l’Union Compagnonnique, et à Bordeaux un vieux compagnon tanneur, Agenais la Victoire, dont il nous dit : « Je reçus de ce brave homme de sages conseils ; il me fit comprendre dans quel but les sociétés compagnonniques avaient été instituées, il me fit comprendre ce qui était cause de leur décadence. Ainsi, me dit-il  un jour, le Compagnonnage n’est pas à l’apogée de sa gloire, mais il y viendra, les ouvriers un jour le comprendront, il viendra un moment où la société des compagnons sera la plus belle du monde, où les hommes comprendront qu’ils sont tous frères et que par conséquent ils doivent tous s’aimer. Oui, répondis-je, ces vieilles haines s’éteindront et nos sociétés triompheront et tous les ouvriers de la Terre seront compagnons, on pourra par ce moyen offrir des secours à l’ouvrier dans sa vieillesse, nous pourrons avoir des établissements pour mettre le vieillard qui a toujours fait son devoir… »

Il avait alors l’enthousiasme de la jeunesse, il était idéaliste et ne voyait pas que le Compagnonnage – et en particulier celui des tanneurs-corroyeurs – était entré sur la voie du déclin. Comme Perdiguier, il estimait que le Compagnonnage était la forme la plus aboutie des sociétés ouvrières, associant  le perfectionnement dans le métier, l’instruction, la fraternité, les valeurs d’honneur, de courage, et mille autres vertus bénéfiques aux jeunes ouvriers.

Il mit ses idées en pratique dès son retour à Tours, s’investissant au sein de sa société en prenant la charge de Premier en ville. Il noua des amitiés avec des compagnons d’autres corps de métiers, des tisseurs-ferrandiniers (François Martel, Dauphiné le Soutien du Devoir, Jules Boudin, Parisien le Laborieux, et beaucoup d’autres), des doleurs, des cordonniers-bottiers (Ambroise Poirier, Tourangeau la Belle Union), des boulangers (Vulfrand Guy, Poitevin la Sincérité, Constant Boutin, Saumur Plein d’Honneur). Il œuvra  activement à la reconnaissance de cordonniers et des boulangers. Déterminante également fut sa rencontre en 1865 avec Pierre Capus, Albigeois l’Ami des Arts, compagnon cordonnier-bottier, renommé pour ses chansons et sa sagesse, qui lui apprit à versifier et l’encouragea à reconnaître sa société. Respectueux des rites et des symboles, il rédigea un projet de rituel de réception plus étoffé que celui pratiqué dans sa société.

J.N. Bastard vers 1870

 

DEUX APPROCHES DIFFÉRENTES DU COMPAGNONNAGE

On comprend mieux, dès lors, pourquoi, ayant lu les Mémoires d’Arnaud, il fut heurté par certains de ses propos. Ce dernier explique dans l’avant-propos de son livre que « les sociétés secrètes du Compagnonnage [sont] incompatibles avec le progrès ; et les mystères de toutes les corporations en général sont les plus invisibles obstacles à son développement. ».

La racine du mal, selon lui, ce sont les légendes, la canne, les couleurs, les rites : « Il est bien avéré que tant que nous laisserons subsister tous les emblèmes ridicules de cet ordre, lesquels ne se rapportent qu’à des prérogatives absurdes, nous serons toujours désunis et malheureux »,  ou encore « si (les ouvriers) sont assez sages et assez raisonnables pour sacrifier leurs idoles sur l’autel du bon sens, le progrès les éclairera de ses vastes et majestueux rayons ». Et plus loin : « Je soutiens, et je prouverai dans le cours de ces mémoires, que tant que les ouvriers s’obstineront à se parer de ces ornements ridicules, ils appartiendront toujours au vieux monde et aux vieux siècles des préjugés. »

Les « ornements ridicules » d’un compagnon boulanger. Détail central d’une lithographie éditée par Godefroy à Saumur, vers 1850.

Sur les fondateurs, Arnaud avait son opinion : il fallait les oublier. « Que nous importe à nous, artisans de la régénération, de savoir si Maître Jacques, Maître Soubise, Hiram ou Salomon ont été, oui ou non, les pères et les fondateurs du Compagnonnage ? Que nous importe de savoir ce qui s’est passé, il y a deux mille ans, à deux mille lieues d’ici ? Il me semble qu’il vaudrait mieux mettre de côté tous ces points de contradiction, qui nous font perdre les plus belles années de notre jeunesse au milieu de luttes d’insensées et d’éternelles discordes, pour nous occuper plus sérieusement de réformes, afin qu’il n’y ait plus qu’un compagnonnage sur toute la terre, celui de la fraternité ! »

Arnaud connaissait les idées et les projets de Perdiguier, mais il pensait que ce dernier ne s’était pas assez affranchi des traditions compagnonniques pour concevoir un Compagnonnage totalement fraternel : « Selon moi, je le crois en contradiction avec ses principes mêmes ; il veut, ce qui est incompatible avec les idées nouvelles de son époque, que toutes les associations deviennent sœurs, en conservant chacune ses prérogatives traditionnelles ; comme si la canne et les rubans, dont les ouvriers sont si entachés, comme si tous les insignes emblématiques du fanatisme qui les ont toujours égarés, n’étaient pas une insulte faite au progrès et à la civilisation. »

Ces propos en regard de ceux de J.N. Bastard reflètent deux sensibilités différentes et permanentes au sein du Compagnonnage. D’une part, il y a les compagnons qui, tout en estimant nécessaires certaines réformes ou adaptations, ne remettent pas en cause les traditions qu’ils considèrent comme les bases de leur société. D’aucuns  croient à la réalité historique des fondateurs et aux épisodes de leur vie, et développent un attachement quasi mystique aux rites, à la canne et aux couleurs, comme le drapeau d’un régiment à défendre ou les emblèmes d’une religion à vénérer. Une autre partie considère que la réalité des fondateurs importe peu mais que leur légende transmet un enseignement intemporel et bénéfique à qui sait la comprendre. Ils estiment que les rites sont une méthode pour élever la conscience, que la canne et les couleurs sont des emblèmes, des marques d’honneur, et qu’il faut les conserver.

Cannes, couleurs, gourde et sac, roses ; détail d’une lithographie des compagnons toiliers du Devoir, vers 1840.

La sensibilité opposée est celle qui se fait jour au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Les compagnons qui l’expriment sont essentiellement préoccupés par la réconciliation de tous les corps, ils sont soucieux de fraternité et de mutualité, ils voient dans les fondateurs, les rites et les symboles, les attributs compagnonniques, les légendes, autant d’obstacles à leur projet. Ils considèrent que tout cela divise au lieu de réunir, détourne au lieu de recentrer, est ridicule, incohérent, incompatible avec le progrès, l’histoire, la science, la raison, l’air du temps…

La première attitude était celle de J.N. Bastard. Son évolution postérieure à ses années tourangelles l’illustre bien : à Beaune, Dijon et Lyon, dans les années 1871-1880, il manifesta beaucoup d’enthousiasme à la naissance de la Fédération Compagnonnique de tous les Devoirs Réunis, puis, à partir de 1881, devant l’évolution de plus en plus « moderniste » de la Fédération,  il rejoignit le courant du Ralliement des compagnons du Devoir. Ce mouvement était aussi celui d’une alliance, mais des seuls compagnons des rites de Jacques et Soubise. Il n’envisagea jamais de supprimer ce qui était, pour ses membres, l’essence même du Compagnonnage, à savoir son légendaire, ses rites, symboles et attributs.

Les compagnons du Devoir à Tours en 1911

La seconde attitude était celle d’Arnaud. Elle fut aussi partagée par un bon nombre des fondateurs de la Fédération puis de l’Union Compagnonnique, de sensibilité rationaliste, et déterminés à ne créer qu’un seul et grand mouvement compagnonnique unifié, tous Devoirs réunis, pour instruire l’ouvrier et lui assurer une protection sociale et une retraite. Dans ces conditions, certains furent tentés de supprimer la canne et les couleurs (ce qui fut rejeté) mais unifièrent en 1894 les rituels de réception, la forme du nom de compagnon, la couleur.

Les compagnons de l’Union Compagnonnique réunis en congrès à Tours en 1909

Ces deux courants, qu’on pourrait très schématiquement résumer en celui des conservateurs et des progressistes, ou des traditionnalistes et des réformistes, sont toujours présents au sein du Compagnonnage contemporain. Dans une certaine mesure, cette différence de sensibilité explique la scission survenue en  2011 chez  les compagnons boulangers et pâtissiers du Devoir, les uns demeurant à l’Association ouvrière, les autres se dénommant « Restés Fidèles au Devoir ».

***

  • L’épisode est conté p. 173-180 des Mémoires d’Arnaud.
  • Le cordier aurait été dénommé L’Humanité le Bordelais.
  • Selon la tradition les compagnons tanneurs-corroyeurs du Devoir auraient été fondés en 1300 à Azay-le-Rideau en Touraine et reconnus en 1330 à Tours.

Envoyer un commentaire concernant : "Idées d’un compagnon tanneur de 1868"