HISTOIRE D’UN PAIN D’EPICE

En-tête du magazine La Semaine des enfants, 10 novembre 1860

La Semaine des enfants était un magazine du XIXe siècle destiné, comme son nom l’indique, aux enfants. Dans le n° du 10 novembre 1860 se trouve, p. 358-359, l’ « Histoire d’un pain d’épice », qui, sous une forme amusante (c’est le pain d’épice qui parle) nous apprend bien des choses sur les vrais et faux pains d’épice, les boulangers en vieux, ses ingrédients et ses centres de fabrication les plus renommés.

« Je revenais de la fête de Saint-Cloud, où j’avais acheté un bonhomme en pain d’épice. C’était un grand maigre, avec une tête pointue, un long nez, des bras qui lui tombaient jusqu’aux genoux, et des jambes si hautes, qu’il avait l’air d’être monté sur des échasses. Il était si laid, ce pauvre bonhomme, et il avait l’air si bête, que je ne pouvais m’empêcher de rire en le regardant. Mais lui, raide, immobile, la tête haute et le regard fixe, il semblait indifférent à ma moquerie, et conservait un sérieux plein de majesté. Le marchand qui me l’avait vendu m’avait assuré que c’était le portrait d’un héros. Je ne sais plus lequel ; je ne sais plus lequel ; mais j’ai toujours pensé que ce devait  être celui de don Quichotte.
« Quel plaisir ! me disais-je en humant la saveur épicée qui s’en exhalait ; quel plaisir de manger un grand homme ! »

La foire au pain d’épice, couverture de cahier d’écolier, fin XIXe siècle. C’est aujourd’hui la Foire du Trône, à Paris

Cependant, avant de le croquer, j’eus la fantaisie d’éprouver si ses longues jambes étaient réellement faites pour le porter. Je le posai sur ma table, et j’essayai de le faire tenir droit sur ses pieds. Mais j’eus beau faire, je n’y parvins pas. Aussitôt qu’après l’avoir mis debout et d’aplomb avec mille précautions, je retirais la main qui le soutenait, mon bonhomme chancelait comme un ivrogne, et patatra ! faisait la culbute, au risque de se casser le nez à chaque chute. Cependant je ne me rebutais pas et continuais à chercher son équilibre, quand tout à coup il m’échappa des mains, s’élança de la table, et se mit à courir dans la chambre en sautillant comme une grenouille.
Vous pouvez juger de mon étonnement. Je restai immobile et ébahi à la vue de ce prodige.

Cependant mon bonhomme continuait à sauter et à se trémousser dans la chambre. Lorsque je l’eus contemplé tout à loisir, et que je fus un peu remis de ma surprise, je me levai et courus après lui. Mais il allait si vite que je ne pouvais l’attraper. Enfin, je le poussai dans un coin, et, lui barrant tout passage, je lui mis la main sur le dos. Je fus bien plus étonné encore qu’auparavant, lorsque je l’entendis pousser un petit cri aigu, comme celui d’un rat qui sent la griffe du chat.
« Qui es-tu donc, mon garçon ? lui dis-je en le posant avec précaution sur ma table.
– Je vais vous le dire, me répondit-il d’une voix de fausset ; mais à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que vous ne me mangerez pas.
– Soit ; je ne suis pas un ogre. Voyons, conte-moi ton histoire. »

Alors mon héros, appuyé contre une pile de livres entassés devant moi, commença ainsi :
« Ma première forme, celle où j’ai commencé à me connaître, était celle d’un petit pain.
– Pardon, lui dis-je en l’interrompant, je croyais que le pain d’épice et le pain ordinaire étaient deux choses différentes.
– Vous avez raison, me répondit-il, et les vrais pains d’épice…
– Tu es donc un faux pain d’épice ? interrompis-je encore ; une contrefaçon de pain d’épice ?
– Précisément ; et je vous rends un vrai service en vous recommandant de ne pas me manger, car je ne vaux pas grand’ chose.
– C’est de la modestie de ta part.
– Non, ce n’est que la vérité, comme vous allez le voir. J’ai donc commencé par être un petit pain. Je fus servi dans un grand dîner où je tombai entre les mains d’une jeune dame qui ce jour-là avait peu d’appétit ; car elle ne mangea que le quart de ma personne. Je me rappelle encore l’impression douloureuse que j’éprouvai, lorsque je sentis le froid de l’acier du couteau s’enfoncer dans mon flanc. Depuis, je me suis habitué à cela. Le lendemain de ce dîner, il vint à la porte de la maison un certain nombre de pauvres à qui l’on distribua les restes de la veille. J’échus à un vieil ivrogne qui ne mendiait que pour acquérir de quoi boire, et qui trompait ainsi la pitié des personnes charitables.

« Un vieil ivrogne qui ne mendiait que pour acquérir de quoi boire… »

Il me fourra dans son havresac, où je me trouvai en compagnie d’une foule de morceaux de pain de tout genre et de toute nature, coupés, rompus, rongés, grignotés, les uns blancs, les autres bis, les autres presque noirs. Tout cela exhalait une odeur qui n’avait rien d’agréable, et je me trouvai heureux lorsque je sortis de là, et que je fus versé dans une corbeille d’osier, au milieu de la boutique d’un boulanger en vieux, qui me paya un ou deux centimes.
– Pardon, dis-je encore ; ton histoire est très intéressante, mais tu me parles d’une foule de choses que je ne connais pas. Qu’est-ce donc qu’un boulanger en vieux ?
– C’est une profession fort rare…
– Heureusement, grand Dieu !
– Elle n’est guère connue qu’à Paris, et encore dans les pauvres quartiers seulement. Le boulanger en vieux achète aux mendiants et aux restaurateurs tous les restes de pain. Il les met au four où ils durcissent ; après quoi il les pulvérise dans un mortier et en fait ainsi une espèce de farine. Il mouille et pétrit cette farine, et refait un nouveau pain.
– Mais ce doit être affreux au goût ?
– Je le crois.
– Et tu as subi cette opération ?
– Mon Dieu oui, j’ai été pain deux fois en ma vie.

J’étais exposé sur l’étal extérieur de mon nouveau maître, lorsque je sentis une main me saisir rapidement et me cacher sous une blouse. Bientôt j’entendis la voix de mon maître qui criait : « Arrêtez-le ! » Je compris que j’étais la proie d’un voleur. Mon maître courait et criait toujours. Mais le voleur, qui était probablement habitué à ces alertes, fit semblant de lui laisser gagner du terrain ; puis, lorsqu’il le vit assez près de lui et lancé de toutes ses forces, il s’arrêta subitement, se baissa, et le boulanger en vieux, le heurtant dans sa course, alla rouler à trois ou quatre pas. Pendant qu’il se relevait tout couvert de boue et qu’on s’empressait autour de lui, mon voleur, qui avait repris son élan, s’esquivait à travers les rues étroites et tortueuses du quartier, et rentrait tranquillement chez lui, où il me jeta dans un panier plein des objets les plus disparates.
Au bout de quelque temps, je changeai encore une fois de maître et fus vendu à un pain-d’épicier ambulant.

Marchand de pain d’épice de Reims ; gravure XVIIIe siècle

Encore un mot et un métier que je ne connais pas.
– Le mot n’est peut-être pas très français ; mais vous pourrez le lire sur l’enseigne d’un grand nombre de boutiques à Reims, à Dijon, à Blois et ailleurs. Quant au métier, il est encore assez commun : ce sont des fabricants de pain d’épice commun, qui font cuire leur pâte dans un four portatif qu’on appelle four de campagne. Leur fabrique les suit ainsi partout, et ils exercent leur métier en plein air. Celui qui m’acheta me fit subir une seconde fois le supplice qui consiste à être broyé dans un mortier après avoir été bien recuit, pétrit cette farine, y ajouta un peu de miel et beaucoup de mélasse, fit de tout cela une pâte qu’il appliqua dans un moule où il fabrique tous les jours une centaine de personnages de ma taille, et où je pris enfin la forme sous laquelle vous me voyez.
Avant de me mettre au four, il me barbouilla tout le corps au moyen d’un pinceau enduit de jaune d’œuf et de je ne sais plus quelle drogue ; c’est ce qui m’a donné cette teinte jaunâtre qui me fait ressembler à un fiévreux.
Mon maître me transporta à Saint-Cloud où il m’étala sur une table en plein vent, au milieu d’une foule de bonshommes, de vieilles femmes, de singes et d’animaux de toutes sortes fabriqués par le même procédé et tout aussi mauvais. Je me disais : « Quel est le sot (pardon, monsieur, je ne vous connaissais pas) qui va m’acheter ? quel est le malheureux qui va me manger ? » lorsque je vous vis me choisir parmi tous mes compagnons. Comme vous me paraissiez bon, je me promis de vous avertir. C’est ce que j’ai fait. Je pense que, de votre côté, vous voudrez bien tenir votre parole.

Marchand de bonshommes en pain d’épice ; gravure d’après une lithographie de Carle Vernet, XIXe siècle

– Ah ! certes, oui ! lui dis-je, et je n’aurai pas de peine pour cela. Mais, ce qui me contrarie, c’est que j’aime beaucoup le pain d’épice ; et, après ce que tu viens de me raconter, je n’oserais plus en manger.
– Rassurez-vous. Tous les pains d’épice ne sont pas composés comme moi. Les bons, les vrais se font de la manière suivante. On délaye de la farine de seigle qu’on mêle à du miel ; on pétrit le tout, et on le fait cuire au four. C’est alors un gâteau savoureux et rafraîchissant qui rappelle ceux des anciens ; car les Grecs et les Romains, qui étaient très friands, mais qui ne connaissaient pas le sucre, le remplaçaient par du miel.
Vous pouvez donc manger du pain d’épice en toute sûreté. On en distingue de plusieurs espèces ; celui de Reims, qui est d’un jaune presque rouge, et d’une pâte dense et très mielleuse ; celui de Dijon, dont la pâte est plus légère et plus spongieuse ; celui de Montbard, qui est ferme, dur, épais, et qui a besoin d’être conservé au moins un mois avant d’être mangé pour acquérir toutes ses qualités. Voilà des pains d’épices excellents ; mais défiez-vous de tous ces gâteaux à un sou et deux sous, qui se présentent à vous sous la forme d’hommes, de femmes, de polichinelles, d’ours, etc.
– Je te remercie, mon garçon, dis-je alors ; tu m’as appris une foule de choses que j’ignorais et qu’il est utile de connaître. Sois sûr que je tiendrai ma parole et que tu vivras chez moi sans craindre d’être mangé ni de subir une nouvelle transformation. »
Là-dessus, je plaçai mon bonhomme sur une étagère où il se prélasse encore aujourd’hui avec une visible satisfaction.

La fabrique de pains d’épices A. JAVOUHEY à Chartres (Eure), 18, rue de Tonnellerie. Carte postale, vers 1910.

Mes enfants, n’essayez jamais de faire parler ni même courir vos pains d’épice ; c’est un prodige qui ne se renouvellera jamais. Moi seul, j’ai eu le bonheur de le voir ; je ne suis même pas bien sûr de ne l’avoir pas rêvé. Mais, faites comme moi ; suivez les conseils de mon bonhomme, et n’achetez jamais de ces pains d’épice qui affectent des formes ridicules, et qui ne sont, comme vous le voyez, que d’affreux mélanges et une nourriture malsaine.

Léon DE LAUJON. »

Pain d’épice de Getwiller en Alsace ; photo extraite de L’homme et l’abeille, par Philippe Marchenay ; Editions Berger-Levrault, 1979

Laurent Bastard

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