Histoire d’un morceau de pain

L’hebdomadaire La Semaine des enfants publia le 3 janvier 1857, en rubrique « Variétés », un récit à caractère éducatif et moral intitulé « Histoire d’un morceau de pain ». L’auteure, Henriette LOREAU, née en 1815, est aussi connue comme traductrice d’œuvres anglaises.

Elle exprime dans ce récit une vérité d’évidence : point de pain sans travail, pas de richesse sans effort, pas de plaisir sans peine. Cette complémentarité est ancrée depuis des siècles dans nos mentalités, depuis la fameuse injonction biblique : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ! ».

Cette histoire présente aussi un intérêt documentaire. Elle était destinée à des enfants de milieux tout autres que ceux de l’agriculture, et elle leur expliquait d’où était issu le pain, aliment qu’ils consommaient couramment. Il n’est pas sûr aujourd’hui qu’un enfant sur 100 connaisse, même dans ses grandes lignes, les grandes étapes de sa fabrication depuis le grain de blé, même en tenant compte de l’évolution technique depuis 1857 (on ne laboure plus avec des chevaux, on ne sème plus à la main, on ne moissonne plus à la faucille, on ne bat plus au fléau, etc.), mais toujours on laboure, sème, moissonne, bat, moud et transforme en farine…

Remarquons aussi l’attention portée à ceux que l’on appelait les « auxiliaires » de l’agriculture : les oiseaux qui débarrassent la terre des vers et larves, et mangent les insectes sur les épis. Même les corbeaux sont tolérés pourvu qu’ils ne soient pas trop nombreux. Et l’on pense à leur donner des miettes en hiver pour les récompenser de leur aide. Depuis, on est passé aux désherbants et aux pesticides, en portant un rude coup aux oiseaux utiles, dont on redécouvre aujourd’hui toute l’importance.

Bref, une histoire pédagogique qu’on aurait tort de classer parmi les histoires mièvres du XIXe siècle…

HISTOIRE D’UN MORCEAU DE PAIN

Le père Antoine, laboureur honnête et diligent, se lève ; tout dort encore, même les petits oiseaux ; car il fait nuit, et c’est avec le jour que se réveille le rouge-gorge, le plus matinal de tous.

Le père Antoine allume sa lanterne, entre dans l’écurie, et, pendant que les chevaux mangent, va réveiller Lambinet, un pauvre petit garçon qui n’a plus ni père ni mère et qui est obligé de gagner son pain service d’un maître. Lambinet voudrait bien dormir, et se retourne sur sa paille ; mais « qui veut manger doit travailler », lui dit Antoine en le faisant sortir des quatre planches qui lui servent de couchette ; et Lambinet, qui a très bon appétit, aime encore mieux travailler que de jeûner.

Quand il va rejoindre le père Antoine, la Blanche et la Grise sont déjà attelés à la charrue. La terre est quelquefois si difficile à labourer qu’il faut quatre chevaux, dans certains pays, pour que la charrue puisse marcher, et Lambinet conduira toute la journée Roussette et Cendrinette, les deux juments qu’on attellera devant la Blanche et la Grise. Il monte sur la grosse pierre qui est à côté de la porte et s’assied sur le dos de Cendrinette. On commence à distinguer une lueur indécise du côté où le soleil va se lever. « Tiens, dit le bon laboureur en donnant un morceau de pain à son petit compagnon, mange, et si tu en as un peu de trop, ne le perds pas comme tu fais d’habitude, remets-le dans le carnier ; tu viens de la ville et tu ne sais pas tout le mal que ça donne à faire venir ; mais patience, tu vas l’apprendre. »

L’air est glacé, le brouillard pénétrant ; Lambinet a bien froid. On est au mois d’avril, et c’est le premier labour que reçoit la terre où l’on mettra du blé. Le père Antoine arrive dans son champ avec son jeune domestique et son attelage ; il tient les mancherons de la charrue, et commence son travail. Lambinet guide Roussette.

Il est jour ; les poules ne tardent pas à venir manger les vers que la charrue découvre. Quand on a fait quelques sillons, les pies du voisinage, qui, perchées sur les grands peupliers, aperçoivent tout ce qui se passe, jugent qu’elles peuvent venir à leur tour prendre leur part du festin ; plus yard, les étourneaux, de retour, viendront aussi aider à nettoyer la terre de la vermine qu’elle renferme, surtout des gros vers blancs qui deviendraient un jour des hannetons. Ces petits oiseaux rendent ainsi de grands services aux laboureurs.
Le père Antoine et Lambinet donneront encore deux labours au même champ ; ils le herseront, ils y mèneront du fumier, qu’ils déposeront par petits tas espacés régulièrement et qu’ensuite on étendra sur la terre.

« Le père Antoine et Lambinet donneront encore deux labours au même champ »

Un jour d’automne, le père Antoine mettra un grand tablier qu’il s’attachera aux épaules et qu’il relèvera sur le bras gauche, pour en former une espèce de grande poche ; il la remplira de blé qu’on a préparé avec soin et qu’il sèmera dans son champ, tandis que Lambinet, conduisant Roussette par la bride, recouvrira le grain d’un peu de terre au moyen d’une herse, qui est un grand râteau à plusieurs rangées de dents. Ce grain de blé renferme une toute petite plante que personne ne peut voir avec ses yeux, mais qui, une fois dans la terre, sort de l’enveloppe qui la contient ; et si le temps n’a pas été trop sec, le père Antoine ira bientôt regarder le blé qu’il a semé et dont la fine pointe verdira la terre brune.

« Un jour d’automne le père Antoine sèmera le blé dans son champ »

Il y retournera chaque dimanche, car c’est pour lui un grand sujet d’inquiétude ; il y a si loin du jour où l’on sème à celui où l’on moissonne, et tant de périls à craindre ! Les corbeaux s’abattent dans le champ et déterrent le grain nouvellement semé ; il n’y a pas grand mal s’ils ne sont pas trop nombreux. Mais l’hiver est arrivé ; il gèle pendant la nuit et dégèle à midi ; la terre, resserrée par le froid, se soulève au soleil, et la jeune plante du blé se déracine. Tout s’est rétabli sous la neige ; un beau temps est venu, et les blés sont d’un vert magnifique.

Lambinet est content, père Antoine hoche la tête ; vienne de l’eau qui séjourne sur le sol et cette verdure jaunira : d’ailleurs, c’est le printemps qui décide.

Lambinet est obligé d’aller régulièrement arracher les mauvaises herbes qui ont poussé dans les blés, surtout les chardons, qui lui piquent les doigts quand, impatienté de ne pouvoir les enlever avec son sarcloir, il les prend dans sa main.

Mai arrive ; il y a un an passé que Lambinet a mangé son morceau de pain en travaillant à la récolte qui n’est pas encore poussée. « L’épi sera beau », dit-il en écartant la feuille repliée qui sert de gaine au blé et en comptant les petits bouquets attachés alternativement à l’extrémité de la tige où ils se dressent les uns au-dessus des autres. « Nous ne saurons cela que dans quinze jours », dit encore le père. C’est que le blé va fleurir, non pas donner une belle fleur, comme les œillets et les roses, mais entre deux petites écailles bien minces et faites comme un berceau, trois fils soyeux au bout desquels tremblent de petites bourses remplies de poudre jaune qu’elles répandent sur un petit plumet à deux branches ; et c’est là tout l’espoir du père Antoine. Qu’il pleuve sur cette merveille si fragile ou que le vent la secoue trop rudement et les épis seront vides ; mais il fait beau et le grain se développe de jour en jour. Les insectes ne l’ont pas détruit, grâce aux petits oiseaux qui les ont dévorés, et l’épi, devenu superbe, se penche sur sa tige qui maintenant est de la paille.

« Il fait si chaud dans les blés, lorsqu’on est courbé sous un soleil brûlant… »
(détail de L’été, tableau du peintre Jacob-Philippe Hackert (1737-1807)

Le bon vieil Antoine espère enfin que la récolte sera bonne, et c’est la semaine prochaine que l’on fera la moisson. L’orage peut encore éclater d’ici là et courber ces beaux épis, qui trop lourds ne pourraient pas se relever. La grêle peut les hacher et les détruire. Père Antoine regarde avec inquiétude un gros nuage qui menace de crever dans la nuit ; mais le nuage passe et le jour de la moisson arrive.
Lambinet est debout le premier, tout fier d’avoir une faucille neuve. Il avait froid lors du premier labour ; mais on est au mois d’août, et le pauvre enfant, malgré tout son courage, a bien de la peine à suivre les autres moissonneurs. Il fait si chaud dans les blés, lorsqu’on est courbé sous un soleil brûlant et qu’on a le visage près de la terre qui renvoie la chaleur ! Mais, malgré la fatigue, on s’arrête à peine pour manger et dormir.

Le blé est dans la grange ; père Antoine fait sortir le grain de l’épi en le battant au fléau ; puis, aidé de Lambinet, il le nettoie en le faisant passer dans une espèce de moulinet.

« Le père Antoine fait sortir le grain de l’épi en le battant au fléau »

On en remplit un sac que l’on place sur le dos de la Grise ; Lambinet le conduit au moulin : là le blé est broyé et changé en farine et en son, que Lambinet, monté sur la Grise, rapporte gravement à la ferme.

L’apport du blé au moulin.

La fermière pétrit cette farine avec de l’eau, y met un peu de levain pour faire fermenter sa pâte. Lambinet chauffe le four, et le soir se régale de pain tendre en pensant avec joie qu’il a contribué à le produire.

« La récolte a été bonne, dit le père Antoine, et par bonheur le pain ne sera pas trop cher. » En disant cela, il se lève pour voir qui frappe à la porte : c’est une petite fille tenant son petit frère par la main ; elle a sur l’épaule un bissac et demande un morceau de pain. Lambinet lui donne la moitié du sien, et père Antoine coupe une grosse tranche au pain rond, et enfonce cette tranche dans le bissac.

« Le père Antoine coupe une grosse tranche de pain rond ».

« Tu vois maintenant, dit-il à Lambinet, qu’il ne faut pas perdre le pain, par reconnaissance pour Dieu, qui le fait venir, par pitié pour les malheureux, qui en manquent. Ramasse tes miettes et porte-les sur la pierre qui est abritée par l’auvent ; le ciel est à la neige, et les petits oiseaux seront contents de les y trouver : c’est justice, d’ailleurs, car ils nous sont venus en aide.

Et demain, alerte à la besogne ! ce n’est pas tout que de récolter, il faut conserver. Dès le matin, bouche les trous du grenier pour que les souris n’y viennent pas ; mets-y Noireau, le vieux chat, et remue le blé soigneusement de peur qu’il ne s’échauffe ; regarde bien si la toiture a des fentes, pour le cas où il viendrait de la neige, et avertis-moi, si tu trouves des charançons. »

MME HENRIETTE LOREAU

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