GLOIRE AU TRAVAIL, LE TRAVAIL C’EST LE PAIN

« GLOIRE AU TRAVAIL, LE TRAVAIL C’EST LE PAIN ! »
UNE CHANSON D’ÉMILE DURAFOUR (VERS 1880)

Sans cesse sont découvertes de nouvelles chansons à la gloire du pain, cet aliment  quasi universel, « fruit de la terre et du travail des hommes »… En voici une nouvelle, intitulée Le Pain, sur des paroles d’Emile Durafour et une musique de Victor Robillard, qui fut chantée par Boisselier.

Voici le texte de cette chanson. Nous examinerons ensuite son contenu.

LE PAIN

Bon ouvrier, je ne crains pas la peine ;
Par mon travail, je vis avec honneur,
Quand j’ai touché ma modeste quinzaine,
Rien ne saurait égaler mon bonheur !
Je donne tout à ma bonne Marie,
Qui me sourit en me tendant la main,
Puis nous disons tous deux, l’âme ravie,
Merci, mon Dieu ! nos enfants ont du pain. (bis)

J’ai pour tout bien, pour unique fortune,
Trois beaux enfants, mon bonheur ici-bas ;
Mais cependant quand je vois l’infortune,
Je viens en aide à celui qui n’a pas.
Franc travailleur, ignorant l’opulence,
Sans nul orgueil je fus toujours humain.
Pour secourir la timide indigence,
Je suis heureux de partager mon pain ! (bis)

« Je suis heureux de partager mon pain »

Voyez passer cet homme au teint livide,
Le malheureux est couvert de haillons ;
pour mendier combien il est timide,
Lui qui, jadis, avait laquais, salons.
Fils adoré de la reine folie,
Prodiguant tout, narguant le lendemain,
Mais trop longtemps il vécut dans l’orgie :
Le voilà vieux, sans un morceau de pain ! (bis)

Qu’il soit Breton, qu’il soit de la Champagne,
Rendons hommage au bon cultivateur ;
Que d’étourdis parcourent la campagne,
Foulant aux pieds l’espoir du laboureur.
Sans ses travaux que deviendrait la terre ?
Pauvres d’esprit, passez votre chemin ;
Ces épis d’or soulagent la misère :
Respect au blé, car le blé c’est le pain ! (bis)

« Le bon cultivateur (…) sans ses travaux que deviendrait la terre ? »

Dans nos cités la plus sombre masure
Fait place alors aux somptueux palais ;
Que de travaux le présent nous assure !
De plus en plus nous marchons au progrès.
Joyeux enfants de la mère patrie,
Chantons gaîment ce sublime refrain :
Honneur, honneur à la noble industrie,
Gloire au travail, le travail c’est le pain ! (bis)

***

Cette chanson a probablement été composée vers 1875-1885, au début de la IIIe République. Son auteur, Emile Durafour (1832-1893) est connu comme auteur dramatique, parolier, chanteur, acteur, nous apprend la notice de la BnF. Il est l’auteur d’une centaine de chansons. Il débuta à Paris comme acteur puis en 1872 comme chanteur.

Emile Durafour (1832-1893), photographie reproduite sur le site appoline.pagesperso-orange.fr (Dictionnaire des auteurs du Caf’ Conc’).

Celui qui la mit en musique, Victor Robillard (1827-1893), fut le compositeur de plus de 500 chansons. Il fut aussi le chef d’orchestre du thâtre du Palais-Royal et sa composition la plus célèbre, La Demoiselle de Nanterre (1863) fut écrite avec Jacques Offenbach et Isaac Strauss.

Enfin, l’illustrateur de la partition, Antonin Marie Chatinière (1828-1916), réalisa de multiples lithographies pour les éditeurs de musique.
Chatinière a repris maints détails de la chanson dans son dessin : il s’agit d’une famille d’ouvriers (elle vit au dernier étage d’un immeuble, sous les combles). Le père est en blouse. Sa femme lui prend la main. A l’arrière-plan, la fille aînée, après le repas, essuie une assiette. Les deux autres enfants, un garçon et une fille, entourent le père, vrai « chef de famille », à l’aise sur sa chaise, le repas terminé. Un chien complète l’image traditionnelle de la famille honnête, qui ne dédaigne pas s’instruire par la lecture, comme en témoigne quelques livres sur une étagère.

Que veut nous transmettre cette chanson ? Une morale, d’abord. Elle honore l’ouvrier travailleur (« je ne crains pas la peine »), qui ne se plaint pas malgré « sa modeste quinzaine ». Il  remet tout son salaire entre les mains de son épouse (il s’oppose ainsi à l’image du mauvais ouvrier vivant « à la colle », qui entame sa paye dès qu’il l’a reçoit au cabaret et rentre ivre à la maison, thème récurrent des conservateurs catholiques que des républicains, des réformistes et des hygiénistes). Il élève trois enfants « son unique fortune, son bonheur ici-bas » . Il se satisfait de sa situation, et, avec sa femme, il remercie Dieu de pouvoir donner du pain à ses enfants.

« Je donne tout à ma bonne Marie / Qui me sourit en me tendant la main
Puis nous disons tous deux, l’âme ravie / Merci, mon Dieu ! nos enfants ont du pain. » Gravure de 1856 extraite de L’Ami de la maison, représentant un ouvrier rentrant chez lui, accueilli par sa femme et ses enfants.

Mais ce n’est pas un bonheur égoïste. Ce bon ouvrier sait partager son pain avec les plus pauvres que lui, sans se soucier de ce qui les a conduit à la misère, en l’occurrence la richesse dilapidée par des orgies. Le pain se gagne par le travail et se conserve par la vertu.

Cela conduit à un couplet sur le respect du travail et des travailleurs, à commencer par les paysans qui cultivent le blé d’où viendra le pain. Honte à ceux qui foulent les épis lors de promenades mais surtout lors des chasses au gros bier.

Le dernier couplet est une envolée lyrique en l’honneur du travail caractéristique de la seconde moitié du XIXe siècle et notamment de la IIIe République. Il atteste la foi en l’amélioration des conditions d’habitat (la « sombre masure » fait place aux « somptueux palais »), la prospérité économique « Que de travaux le présent nous assure ! », la « marche au progrès », la « noble industrie », tout cela dans le cadre de la « mère patrie ».

Les derniers vers sont éloquents : « Gloire au travail, le travail c’est le pain ! ».
Cette dernière exclamation  – Gloire au travail ! – émerge au cours du XIXe siècle et est reprise dans les milieux républicains, compagnonniques et maçonniques de la seconde moitié du XIXe siècle.

Pierre Vinçard, dans Les ouvriers de Paris – le garçon boulanger (1863), à propos de la St-Honoré des compagnons boulangers, note que la devise figurant sur les billets d’invitation au bal « fut d’abord Honneur et Gloire aux Enfants de Maître Jacques, et a été depuis 1861 remplacée par celle-ci : Respect au Devoir, Honneur et Gloire au Travail. Cette devise exprime une pensée plus large, plus généreuse que la première, et elle est mieux en rapport avec les idées de notre époque. ».

L’interlocuteur de Vinçard était le compagnon boulanger du Devoir Jean-Baptiste Entraygues, Limousin Bon Courage. C’est ce dernier qui imposa cette nouvelle devise, que l’on retrouve d’ailleurs sur les constitutions de cayennes et les documents internes à sa société. Il en est l’auteur comme on peut le lire sous les épis de blé et le rameau d’olivier, à droite, de la nouvelle constitution donnée à la cayenne de Tours le 1er novembre 1860 par la chambre de Paris.

La banderole porte la devise « Respect au Devoir, Honneur et Gloire au Travail ». La composition est l’œuvre de Jean-Baptiste Entraygues, Limousin Bon Courage.

On retrouve cette formule un peu partout à la même époque. Une lithographie des compagnons passants charpentiers du Devoir des années 1870-1880 comporte ces vers :

« Gloire au Travail, mépris à la paresse,
Le Travail et L’Honneur, voilà notre richesse ! »

Notons aussi que sur l’embout estampé des cannes compagnonniques fabriquées par Auguste Proud à Oullins à partir de 1901, une banderole porte les mots « TRAVAIL – INDUSTRIE », surmontant le compas et l’équerre entrecroisés et les mains serrées.

De même, dans la franc-maçonnerie du rite écossais, l’acclamation « Gloire au travail !» apparaît dans le rituel de 1877 du passage au grade de compagnon.

Enfin, de nombreuses statuettes en bronze ou en régule, signées des artistes Charles Vély, Bruchon, Adrien Etienne Gaudez, Henri Levasseur, Charles Ruchot, etc., sont des allégories intitulées « Gloire au Travail » ou « La Gloire couronnant le Travail ». Elles nous montrent très souvent un forgeron (le travailleur industriel par excellence), un marteau à la main, devant une enclume, entouré de socs de charrues ou de roues à engrenages.

Statuette allégorique en régule de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle, de Charles Ruchot, intitulée « La Gloire couronnant le Travail » (en vente sur une brocante de Brou (28).

 

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