Érotisme et boulangerie 1/3

Existe-t-il un érotisme propre au métier de boulanger ? Poser la question peut sembler incongru. Et pourtant… Il apparaît que, plus que dans toute autre profession, le boulanger et la boulangère ont donné lieu dans la littérature, les chansons, les histoires humoristiques, etc., à de multiples récits mettant en scène la galanterie du premier et les charmes de la seconde.

Comment l’expliquer ? Est-ce la chaleur nocturne du fournil qui prédisposait le boulanger à la satisfaction de ses désirs une fois sorti dans la rue ? Est-ce la semi-nudité de rigueur autrefois qui laissait courir l’imagination ? Est-ce la caresse des formes rondes de la pâte qui suscitait la sensualité ? Est-ce l’entrée de la pâte dans le four chaud qui en évoque une autre ? On sait enfin qu’il existe un lien étroit dans l’imaginaire entre la nourriture et la sexualité, le sens du goût et le plaisir des sens.

A partir des exemples qui suivent, on verra que la question n’était pas aussi incongrue qu’elle le paraissait de prime abord.

PREMIÈRE PARTIE : LA BOULANGÈRE, OBJET DE DÉSIR

La boulangère, toujours exposée aux regards des clients, est l’objet de leurs désirs et des fantasmes masculins, surtout si elle est jeune et belle.

Au XVIIIe siècle, la chanson du duc de Nivernais (1716-1798), A une jolie boulangère, que l’on trouve dans le Chansonnier de tous les états (vers 1820), établit un rapport entre le teint de la dame et la « fleur de farine », et les « petits pains au lait » qui sont dans le corset de la boulangère :

A UNE JOLIE BOULANGÈRE

Gentille boulangère,
Qui, des dons de Cérès,
Sais, d’une main légère,
Nous faire du pain frais ;
Des biens que tu nous livres
Peut-on se réjouir ?
Si ta main nous fait vivre,
Tes yeux nous font mourir.

De ta peau douce et fine
Qu’on aime la fraîcheur !
C’est la fleur de farine
Dans toute sa blancheur.
Qu’on aime la tournure
Des petits pains au lait,
Que la belle nature
A mis dans ton corset !

De tes pains, ma mignonne,
L’Amour a toujours faim
Si tu ne les lui donne
Permets-en le larcin ;
Mais tu ne veux l’entendre,
Tu ris de ces hélas !
Quand on veut du pain tendre,
Pourquoi ne l’être pas ?

D’une si bonne pâte
Ton cœur paraît pétri !
De mes maux, jeune Agathe,
Qu’il soit donc attendri.
Ne sois pas si sévère,
Ecoute enfin l’Amour,
Et permets-lui, ma chère,
D’aller cuire à ton four.

La Fornarina (la boulangère) est un tableau de 1518 ou 1519 attribué à Raphaël, exposé à la Galerie nationale d’art antique du Palais Barberini, à Rome. La Fornarina était l’amante du peintre.

Le thème de la jolie boulangère est récurrent dans la chanson, la poésie et les romans. Ainsi en est-il dans le celui de Jean Giono Jean le Bleu (1932).
Aurélie, la femme du boulanger « avec son odeur » est séduite par un berger : « La femme du boulanger s’en alla avec le berger des Conches (…). Elle, elle était lisse et toujours bien frottée ; avec des cheveux si noirs qu’ils faisaient un trou dans le ciel derrière sa tête. Elle les lissait serrés à l’huile et au plat de la main et elle les attachait sur sa nuque en un chignon sans aiguilles. Elle avait beau secouer la tête, ça ne se défaisait pas. Quand le soleil le touchait, le chignon avait des reflets violets comme une prune. Le matin, elle trempait ses doigts dans la farine et elle se frottait les joues. Elle se parfumait avec de la violette ou bien avec de la lavande.
Assise devant la porte de la boutique, elle baissait la tête sur son travail de dentelle et tout le temps elle se mordait les lèvres. Dès qu’elle entendait le pas d’un homme elle mouillait ses lèvres avec sa langue, elle les laissait un peu en repos pour qu’elles soient bien gonflées, rouges, luisantes et, dès que l’homme passait devant elle, elle levait les yeux.
C’était vite fait. Des yeux comme ça, on ne pouvait pas les laisser longtemps libres. (…) Sa voix touchait les hommes partout, depuis les cheveux jusqu’aux pieds. »

Marcel Pagnol a adapté la nouvelle de Giono en réalisant en 1938 son célèbre film La femme du boulanger.

Ginette Leclerc, dans le rôle d’Aurélie, la femme du boulanger, et Charles Moulin, dans le rôle du berger, deux des acteurs du film de Marcel Pagnol (1938).

La jolie boulangère est décidément un thème qui a inspiré les paroliers. Voici une dernière chanson au contenu transparent, interprétée en 1964 par Jacques Fabbri (1925-1997), qui fut aussi acteur de théâtre, à la télévision et dans de nombreux films.

 

LA BOULANGÈRE

La boulangère
Elle exagère
A les miches tout près du pain
La boulangère
Elle sait y faire
Pour poser ses miches dans vos mains
Il est inscrit sur une affiche
« Interdit de toucher au pain »
Mais si vous touchez à ses miches
Jamais la boulangère n’se plaint
Mangez du pain
Vous vivrez bien

La boulangère ah quelle affaire !
A les miches toutes dorées
Et pour ce faire
En grand mystère
Son homme les pétrit sans arrêt
C’est du tout cuit quand elle aguiche
Votre appétit
Il faut la voir
En souriant poser ses miches
Bien étalées sur le comptoir
Mangez du pain
Vous vivrez bien

La boulangère
Brave mémère
Vend ses miches pour une bouchée de pain
Mais rien à faire
Pour qui espère
Goûter ses miches au magasin
On dit pourtant qu’elle est bonne pâte
Sitôt qu’on la travaille un peu
Dès qu’on la chauffe, dès qu’on la tâte
Elle se retrouve les miches en feu
Mangez du pain
Vous vivrez bien

La boulangère
Sur l’étagère
Hisse ses miches au soleil levant
Mais elle adore
Bien plus encore
Vous offrir ses miches au couchant
Vous qui déjeunez d’un sandwich
Quel que soit votre gagne-pain
Vous exigerez chaque soir les miches
Qui font la joie du citoyen
Oui votre pain
S’fait quotidien

ENFOURNER, DÉFOURNER…

La chanson du duc de Nivernais suggère clairement qu’aller cuire « au four de la boulangère », ce n’est pas exactement aller au fournil avec son mari…

La métaphore est déjà évidente en 1616 chez Béroalde de Verville – dont nous reparlerons plus loin – lorsqu’il fait dire à l’un des personnages du Moyen de parvenir : « Le grand cordelier ayant achevé son affaire avec la disposition de sa pâte, qui fut levée aussitôt que le four fut chaud, ce qui n’advient pas toujours). (Je me reprends, d’autant que toujours le four est chaud, mais la pâte n’est pas levée. Aussi les femmes sont comme les gueux, elles tendent toujours leur écuelle). »

Robert Griffon, dans son roman Au bonheur du pain (2000) fait dire en 1920 à des commères, à propos d’un couple de boulangers : « Dès le début ils se sont couchés à deux et relevés à trois. Dans la boulange, on est fort pour enfourner » et aussi, à propos d’un mitron surnommé Fil de fer, qui avait séduit la bonne de la boulangerie : « – Fil de fer, insatisfait le matin d’un grand four, se rattrapait le soir dans un petit. »

Aujourd’hui encore, des boulangers disent en plaisantant qu’eux seuls sont capables d’enfourner mou et de défourner dur…

La chanson suivante reprend le thème de la jolie boulangère et de son mari qui « quand vient minuit enfourne le petit pain » et « au bout d’un an une bambine ou bambin sort gaîment du pétrin ». On y retrouve l’allusion aux « pains au lait » de la boulangère. Quant à « la flûte jalouse » près du « fendu » cette proximité verbale est-elle si innocente qu’elle en a l’air ?
Il s’agit de La Boulangère, sur des paroles de G. Notiov et une musique de Perroud (déjà publiée sur le CREBESC par Laurent Bourcier le 21 avril 2017).

En voici quatre couplets :

« Le boulanger, la boulangère
Aussi joyeux que le cricri
Au fond du fournil par derrière
Qui geint le plus c’est le mari
Dans sa manne ce qui séjourne
C’est le bon pain et le levain ;
Quand vient minuit
Faut qu’il enfourne
Le petit pain, le petit pain !

Ah ! Ah ! Ah ! Le petit pain
L’boulanger chaque matin
Dit à la boulangère
J’vais chanter cré mâtin
Un tendre et long refrain
Au bout d’l’an c’est certain
Crédié la bonne affaire
Un’ bambine ou bambin
Sort gaîment du pétrin.

Les pains au lait d’la boulangère
Sont chauds, et tendres, tout dorés.
En montre, sur son étagère,
Des gourmets ils sont adorés.
Près du fendu… flûte jalouse,
Se compare au boulot bien lourd
Que l’ouvrier met sous sa blouse
Au point du jour – au point du jour !…
Ah ! ah ! ah ! au point du jour !

Dans la nuit si l’on entend geindre,
Je ne suis jamais alarmé.
Le boulanger n’est pas à plaindre,
De tout le monde il est aimé.
Et sa famille est très nombreuse,
A force de faire des p’tits pains…
La boulangère est amoureuse,
C’est un ménage… tout plein d’entrain !…
Ah ! ah ! ah ! ah ! tout plein d’entrain !

On aura compris le double sens de la chanson. Le boulanger – le geindre, comme l’on disait jadis – ne pousse pas que des soupirs d’effort puisqu’ « à force de faire des p’tits pains sa famille est très nombreuse ».

Pour clore le chapitre de la boulangère, voici cette histoire gauloise rapportée dans les Histoires gauloises de Champi, recueillies par Lucien Viéville (1947) :

« Un boulanger du nom de Lecomte vient de se marier. Le lendemain matin, une cliente frappe à la porte de la boutique fermée. La jeune épouse entrouvre les volets de la chambre. De la rue, la cliente demande :
– Est-ce que Lecomte cuit aujourd’hui ?
– Pas trop, madame, répond la jeune femme. En tout cas, beaucoup moins qu’hier. »

 

LA BOULANGÈRE BELLE A CROQUER

Il existe une relation étroite entre le plaisir procuré par la bonne chère et le plaisir sexuel. Le vocabulaire traduit ce lien : ne parle-t-on pas de « goûter au fruit défendu » ?, ne dit-on pas d’une femme qu’ « elle est belle à croquer », qu’ « on la dévore des yeux » ? Et dans le langage populaire les « miches » sont les fesses, comme le suggère clairement Jacques Fabbri dans la chanson reproduite plus haut.

On a vu aussi que dans sa chanson, le duc de Nivernais évoquait le cœur de la jolie boulangère « pétri d’une si bonne pâte » et qu’elle enfermait dans son corsets des « petits pains au lait ». Il en était de même près de deux siècles tard, dans la chanson La Boulangère qu’interprétait Jacques Fabbri.

La comparaison est aussi très claire dans la chanson Elle vendait des p’tits gâteaux (1919). Les paroles étaient de J. Bertet et Vincent Scotto et la chanson fut créée par Mayol. Le physique de la jolie pâtissière est décrit comme autant de pâtisseries :

 

« Elle était pâtissière
Dans la rue du Croissant,
Ses gentilles manières
Attiraient les passants
On aimait à l’extrême
Ses yeux de puits d’amour,
Sa peau douce comme la crème,
Et sa bouche, un petit four,
Et du soir au matin
Dans son petit magasin

Elle vendait des petits gâteaux
Qu’elle pliait bien comme i’ faut,
Dans un joli papier blanc,
Entouré d’un petit ruban,
En servant tous les clients,
Elle se trémoussait gentiment,
Fallait voir comme elle vendait,
Ses petites brioches au lait. »

 (A suivre…)

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