Révélations importantes de deux garçons boulangers

« Révélations importantes de deux garçons boulangers intéressant tous les ouvriers »

Sans titre29

Prison de la Petite Roquette.

Charlot et Belle-Rose étaient depuis douze heures à la Préfecture de police ; il était grand jour, et la nuit n’avait pas encore commencé pour eux : l’honnête homme dort si mal dans l’asile du crime !…puis aussi, pour la première fois ils s’étaient couchés mécontent d’eux-mêmes.

Ils ne faisaient qu’un somme alors que leurs membres harassés avaient tout le jour tourmenté la pâte ; l’aurore les surprenait chantant ou sifflant quelques refrains joyeux ; mais alors ils n’étaient que boulangers et on ne leur avait pas mis dans la cervelle qu’un mitron pouvait vivre sans faire du pain.

Belle-Rose se promenait de long en large dans la vaste salle où ils étaient enfermés ; Charlot assis sur un banc, laissait tomber sa tête sur ses deux mains et poussait de temps en temps un gros soupir. Tous les autres habitants de ce lieu, serrés les uns contre les autres battaient la semelle pour se réchauffer puis beuglaient d’une manière discordante des bouffonneries qui fendaient le coeur du pauvre Charlot, tant ces efforts de joie étaient factices.

Belle-Rose s’était arrêté devant son camarade.

-Eh ben ! que’qu’tu dis d’ça, toi , à c’t’heure, avec ta république, ta philosophie et ta chienne de coalition ?

Nous v’la joliment colisés, hein !C’était bien la peine de quitter not’pays pour nous faire coffrer à Paris !

Qui sait à présent quand je sortirons de c’te maudite souricière ? Ah ! Belle-Rose , t’as eu la une ben mauvaise idée !…

-T’es drôle, toi, Charlot , tu te ravises, à c’t’heure que l’mal est fait, de m’dire que j’ai eu tort : pourquoi tu ne m’as pas dit ça tout de suite ? ah, ben, oui ! pus souvent !…

Charlot n’faisait pas tant sa tête quand y mangeait la fine giblotte et les oeufs au miroir dans la Cour des fontaines à dix-huit sous ; à preuve, qu’avant z’hier tu t’es encore repassé le p’tit pot de crème, et qu’tu voulais aller voir si le donneur de cartes était sur le boulevard.

Tu n’faisais pas temps l’récalcitrant quand y t’mettait la fine pièce de cinq francs dans la main !

C’est un brav’homme tout d’même, qu’tu m’faisais. Ah ! ouiche , que je te disais : un brav’homme qu’euq’jésuite.

-Oui, on t’en donnera des jésuites comme ça ! Dis-donc, un bel et bon républicain de la société de l’homme.

-Te v’la encore avec tes républicains ; j’te dit que les républicains n’ont pas besoin de venir embaucher des hommes comme nous pour arriver ; c’est comme dit not’député, des hommes d’action ; ça vous a du coeur, et tes carlistes, ça vous a les bras enchâssés dans des balles de coton ; ça n’a pas de moelle, tout ca ne peut venir que d’Henri V.

-C’est ben sur qu’euqu’chouan déguisé en républicain .

-Tout ça, c’est bel et bon ; le fait est que j’sommes ici pour rien, car quoiqu’j’avons fait ?

On nous a dit chez la mère ; y a réunion à la barrière du Maine, faut q’tout le monde y soit ; histoire de faire comme les autres , j’y vons en nous disant comme ça que nous r’viendrons à sept heures pour not’ première fournée, j’arrivons, c’est bon :on va se mettre à table, la réunion était jolie tout de même , mais pas du tout, v’la qu’une nué de sergents de ville, des escadrons de cuirassiers viennent nous tremper une soupe. Si on m’y repince à la coalition…

Un homme qui avait , pendant toute cette conversation , resté près d’eux , les regarda fixement en passant , puis alla se faire ouvrir la porte du greffe.

Ah ! mon Dieu ! s’écrièrent en même temps les deux amis ; j’crains ben qu’nous ayons lâché qu’eque bétise. Un long silence se fit ; Charlot rongeait ses ongles, Belle-Rose fumait, ah ! comme il fumait ?..

Deux heures à peu près s’étaient écoulées, lorsqu’une voix de Stentor fit retentir le voute épaisse des noms de tous les boulangers arrivés la veille ; plus de cinquante avaient répondu à cet appel , les deux amis haletant de crainte et d’espérance, les yeux fixés sur le guichet, la bouche béante éprouvèrent en entendant prononcer leurs noms un tressaillement universelle.

-Hein ! Belle-Rose, les derniers tout juste ; on dirait qu’ils nous ont gardés pour la bonne bouche.

-Laisse-nous donc paisibles ; il ne nous arrivera rien de pis qu’aux autres, tu le verras bien, nous v’la tous mélés, c’est ben le diable si nous la payons plus cher que les autres.

En ce moment les deux amis furent appelés devant un personnage qui les interrogea :a peine pouvaient-ils balbutier quelques mots de réponses.

– Votre silence et vos dénégations sont intempestives, dit le personnage ; vous pouvez parler ; des ennemis de l’ordre et du commerce ont voulu vous pousser à une méchante action ; peu s’en ai fallu que vous n’ayez été coupables ; je vois avec plaisir que vous n’êtes qu’égarés ; à l’avenir , si vous avez des réclamations à faire, si votre salaire est insuffisant, réclamez individuellement auprès de votre maitre, s’il n’écoute pas vos représentations , élevez la voix jusqu’a vos magistrats ; la loi est égale pour tous ; allez, et n’acceptez jamais de qui que ce soit ce que vous saurez n’avoir point gagner.

 

« Révélations importantes de deux garçons boulangers intéressant tous les ouvriers »

Imprimerie de David, 1 Faubourg Poissonniere.1833.

Gallica, BNF, département Philosophie, histoire, sciences de l’homme, 8-LB51-2006

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

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